LETTRE PASTORALE AUX FRÈRES 2022

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Histoires lasalliennes en cours de route

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DÉCEMBRE 2022 INSTITUT DES FRÈRES DES ÉCOLES CHRÉTIENNES

Histoires lasalliennes en cours de route Institut des Frères des Écoles Chrétiennes Service Communication et Technologie Casa Generalizia - Rome

Décembre 2022

Note au lecteur

Il existe une longue tradition, lancée par mes éminents prédécesseurs, qui consiste à publier une lettre pastorale aux Frères chaque Noël. Je suis ravi de partager avec vous quelques histoires et photos, des pensées et des prières pour accueillir 2023. Mais au lieu de suivre le style d’écriture plus formel utilisé dans les documents officiels de l’Institut, j’ai choisi d’utiliser le style d’écriture narratif plus personnel et informel populaire parmi les auteurs de blogs. Je n’ai pas l’intention de dévaloriser notre riche héritage lasallien ou de banaliser nos précieuses valeurs fondamentales. Mon seul but est de reprendre l’esprit et le style qui ont caractérisé les Conversations Lasalliennes, que la Squadra CG (l’équipe du Conseil général) a initiées peu après le 46ème Chapitre Général.

Les histoires racontées ici sont issues de rencontres réelles avec des personnes que j’ai eu le privilège de rencontrer; parfois, les personnes et les lieux sont nommés, mais d’autres fois, ils sont anonymes. Les photos ont leur propre histoire et ne sont pas toujours en rapport direct avec le texte. Chaque segment est intentionnellement bref, se suffit à lui-même et peut être utilisé pour entamer une conversation informelle, déclencher une réflexion plus approfondie, inciter certains à prier ou pousser d’autres à agir. Bien que ces réflexions aient été écrites principalement pour les Frères, il n’y a aucune raison de ne pas les partager avec la Famille Lasallienne au sens large ou avec des groupes au-delà de nos cercles habituels qui pourraient en trouver l’utilité. Comme nous le rappelle Elie Wiesel, “Dieu a créé les êtres humains parce que Dieu aime les histoires”. Tous sont les bienvenus pour rejoindre notre caravane d’amateurs d’histoires. Apportez aussi beaucoup d’histoires à partager. Ce sera une grande aventure avec notre Dieu du quotidien, qui aime les histoires et les conteurs !

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À la maison, à Rome À la maison, à Rome

Comme un voyageur non initié sur une route inconnue, j’ai passé les premiers mois après le 46ème Chapitre Général à me familiariser avec la ville, à apprendre les ficelles du métier et à comprendre le mandat et les responsabilités qui m’ont été confiés par le corps de notre Institut. J’ai eu environ une semaine pour retourner dans mon secteur d’origine aux Philippines, ranger mes affaires personnelles, assurer mes documents de voyage et effectuer rapidement les tâches en suspens. Depuis le mois de mai

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2022, quand le chemin a pris un tournant inattendu, j’ai été béni par de nombreux anges imprévus. Ils m’ont offert félicitations et prières et leur soutien sans réserve, principalement via les médias sociaux. Je dois avouer qu’il est presque impossible de suivre le volume de salutations, et encore moins de répondre même par un court mot de remerciement. Je suis particulièrement redevable à ceux qui m’ont offert une aide réelle et opportune dans les multiples actions nécessaires à un atterrissage en douceur sur ce qui, autrement, aurait pu être une piste cahoteuse.

J’ai participé, dans notre Maison généralice, à plusieurs programmes ou réunions, et je devrais me sentir comme de retour chez moi. Mais ce n’est pas tout à fait ce que j’ai ressenti, car les nouveaux chemins demandés par le 46ème

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Chapitre général m’ont semblé un peu trop écrasants. Dès la première semaine de juin, j’étais de retour à Rome. À l’exception de Carlos, notre Vicaire général, tous les autres Conseillers généraux élus étaient encore occupés à transmettre les tâches en cours à un Simon de Cyrène malgré lui. La communauté a toujours été accueillante et fraternelle, même si la structure de la maison semble encore froide et imposante. C’est toujours un endroit attachant à visiter, mais intimidant à appeler “maison”, du moins pas encore tout de suite ! J’aime cet écriteau affiché sur le mur de notre centre Guausa à Bogota qui porte l’extrait suivant de notre Règle : “La communauté est la maison des Frères.” Devrais-je m’attendre à venir dans un nouvel endroit où l’on se sent déjà “chez soi” ? Pourquoi devrais-je espérer que ceux qui sont là avant moi se chargent de préparer le terrain pour que l’on se sente “ chez soi “ ? Je pourrais contribuer à faire en sorte que même les membres les plus anciens se sentent chez eux. Devrais-je essayer de nettoyer un coin sombre de la maison et le rendre plus accueillant ? Je pourrais essayer de cuisiner des plats philippins réconfortants et faire goûter mon expérience culinaire à quelques âmes aventureuses. Nous pouvons aussi faire notre part pour que la nouvelle année soit un peu meilleure pour un frère ou une sœur.

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7 2 2 Avengers Assemble Avengers Assemble (Avengers Rassemblement)

Ce qui pouvait sembler être une montagne insurmontable semble maintenant plus atteignable après l’arrivée d’Alfonso, Anatole, Carlos, Chris, Donald, Joël, Martin, Ricky, et Sergio. Si j’attache des rôles à leurs noms, nous pourrions être très intimidants : Supérieur général, Vicaire général, Conseillers généraux, Secrétaire général, Secrétaire exécutif, Directeur de l’intendance financière. Cela ressemble à une formidable équipe de super-héros combattant des super-vilains à la manière des Avengers. Je préférerais les appeler Squadra CG (ou l’équipe du Conseil général).

Nous avons tenu nos premières sessions à Bogota en juillet, puis nous nous sommes regroupés à Nairobi en août pour faire connaissance et construire la communauté. Nous avons partagé nos parcours, réfléchi aux documents capitulaires, rêvé ensemble et prié en tant que communauté. Alors que le poids de notre responsabilité commune commençait lentement à se faire sentir, nous essayions également de faire connaissance les uns avec les autres. Il ne m’a pas fallu longtemps pour sentir que nous étions soudés, mais nous étions encore loin de devenir une super équipe pour la mission. Ce serait merveilleux si nous pouvions regarder ensemble ce film de 2012 produit par Marvel Studios et apprendre une ou deux astuces des Avengers sur la manière de constituer des équipes remarquables : https://balancedworklife.com/theavengers-top-10-tips-for-buildingremarkable-teams/

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Nous avons eu l’occasion d’être rejoints par Bob et l’équipe sortante - Aidan, Jorge, Tim, Paulo, Pierre et Ricky - pour une semaine fraternelle de retraite à Ariccia, puis quelques sessions de transition à Rome. Nous sommes reconnaissants qu’Antxon ait pu se joindre à nous ; Gustavo et Rafa, qui n’ont malheureusement pas pu venir, nous ont manqué. La gratitude pour leurs services et la célébration de notre fraternité ont été les deux thèmes récurrents de ces moments de grâce. L’image captivante qui m’est venue à l’esprit pendant cette semaine fraternelle est le moment béni et rempli de grâce où le bâton passe d’un coureur à l’autre dans cette course lasallienne pour atteindre ceux qui sont les derniers, les perdus et les moindres. Quelle bénédiction d’avoir une transition en douceur. Pas de lutte de pouvoir. Pas d’égoïsme. Pas de ressentiments. Juste une célébration fraternelle. Un moment magique. Un moment sacré.

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Une oreille au sol Une oreille au sol

Nous avons tous été mis en garde contre la ferie d’Agosto (vacances d’août) et l’impossibilité d’être productif à Rome pendant ce mois. C’est alors que nous avons eu l’idée de tenir nos sessions de planification fuori da Roma (en dehors de Rome). L’idée n’est pas nouvelle, puisque notre 46°CG devait à l’origine se tenir pour la première fois en dehors de la Ville éternelle. Mais la COVID-19 a bouleversé nos plans exotiques.

Nous n’aurions pas pu avoir d’hôte plus gracieux que le District de Bogota. Nous n’aurions pas pu avoir de lieu plus approprié pour notre réunion de lancement que San Jose del Guausa. L’endroit était tout simplement mystique. La communauté du postulat nous a réservé l’accueil le plus chaleureux et le plus vivant dans la tradition latino des abrazos fuertes y grandes (de grandes

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accolades chaleureuses). Pendant notre séjour en Colombie, nous avons profité de l’occasion pour visiter Tabatinga et Yopal, deux œuvres en marge de la société. C’est à ce moment-là que j’ai pensé que c’était peut-être ce que Jean-Baptiste décrivait lorsqu’il parlait d’avoir été “ profondément touché “. On peut presque sentir l’animo (l’enthousiasme) lasallien pulser dans ces communautés. Il y a une douzaine de besoins et de limites. La question de la durabilité reste suspendue comme l’épée de Damoclès. Les volontaires sont confrontés à la douloureuse prise de conscience que l’impact du projet n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan des misères du monde. Mais ils ont le sentiment profond d’accomplir l’œuvre de Dieu.

Nous avons également rencontré ceux qui sont en formation initiale et avons tenu des assemblées à Bogota et à Medellin. Nous avons écouté les espoirs et les rêves des Lasalliens, en nous inspirant du processus synodal en cours. Nous avons baptisé ces échanges “

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Conversations Lasalliennes “. Nous avons beaucoup appris en reproduisant ce processus et découvert des idées profondes dans ce qui semblait être des conversations informelles, et nous avons été grandement enrichis par ces premières rencontres avec les Lasalliens. Nous avons l’intention d’utiliser cette approche comme un outil privilégié pour rester à l’écoute au cours des sept prochaines années. Avant la fin de l’année, nous devrions avoir fait au moins 25 rencontres avec des groupes divers et sous différentes formes, la plupart du temps en présentiel mais aussi en ligne ou en hybride.

Il est essentiel pour nous, au cours de ces deux premiers trimestres, de bien saisir les tendances mondiales qui affectent la mission lasallienne, afin de pouvoir situer les sept chemins du 46ème Chapitre et de proposer la meilleure stratégie pour les mettre en œuvre. Mais nous ne pouvons pas non plus être trop absorbés par le tableau d’ensemble et perdre notre ancrage dans les communautés et les œuvres de la base. C’est pour cette raison que nous prenons au sérieux les directives de la Règle de “rester en contact avec toutes les parties de l’Institut” afin de garder brûlant l’enthousiasme, c’est-

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à-dire ce “dynamisme prophétique toujours vivant dans l’héritage spirituel laissé par le Fondateur”. Ces lignes de Robert Frost me parlent avec éloquence : “Les bois sont beaux, sombres et profonds, / Mais j’ai des promesses à tenir, / Et des kilomètres à parcourir avant de dormir, / Et des kilomètres à parcourir avant de dormir.” Avant de faire mes adieux à Guausa, j’ai chuchoté une prière à Saint Joseph : marche avec nous et stabilise nos pieds vacillants comme tu l’as fait avec l’enfant Jésus.

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Fragile à la Fragilebase à la base

Quand les Frères aînés ont rejoint l’assemblée à Bogota et lors d’une visite à la communauté Parménie de Medellin, j’ai lutté pour trouver un message approprié et encourageant pour la rencontre. J’ai d’abord évoqué l’esprit de pionnier des premiers Frères et Partenaires lasalliens, qui ont jeté les bases de ce qui est aujourd’hui une réussite. J’étais déterminé à me concentrer sur leur force principale. Pourquoi donner un sentiment de découragement à ceux qui sont au crépuscule de leur

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vie? J’ai également pensé à réaffirmer l’idéalisme juvénile des jeunes en formation initiale que j’ai rencontrées à Bogota, Medellin, Nairobi et Asmara. Si l’on cherche à dynamiser l’Institut aujourd’hui, pourquoi devrionsnous continuer à ressasser la diminution des effectifs, des ressources et de la réputation ? Il était encourageant d’être avec les Frères réunis en retraite à Bishoftu. Ils étaient douloureusement conscients de la nécessité de guérir les conflits passés et présents entre eux, et ils ont donc choisi de se réunir dans la prière sans garantir que les choses seraient résolues. Nos grandes histoires d’espoir sont entrelacées de récits déchirants de fragilité et de cassure. Aucun Frère, aucune communauté, aucune institution n’est épargnée.

Brene Brown nous exhorte à embrasser notre vulnérabilité, car elle “est le lieu de naissance de l’amour, de l’appartenance, de la joie, du courage et de la créativité.” Saint Paul a eu la même intuition : “ C’est pourquoi j’accepte de grand cœur pour le Christ les faiblesses, les insultes, les contraintes, les persécutions et les situations angoissantes. Car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort. ” (2Co 12,10).

Je n’ai pas besoin de faire un virage à 180 degrés lorsque je proclame : “Heureux les vulnérables, ils seront des vaisseaux de lumière et de vie”. Mais il faut parfois un changement de paradigme majeur pour se convaincre que c’est bien de ne pas être bien. Ouvrir une porte fermée, c’est s’exposer à un œil peu sympathique, voire à un examen public. Mais elle ouvre aussi sur une lumière revitalisante, un espace plus grand et un air frais pour une âme fatiguée.

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Voici la vie Voici la vie

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Ce qui est peut-être la plus longue saison de Noël au monde est célébrée aux Philippines et va du premier jour de septembre jusqu’à la veille de la Saint-Valentin, en février. Les visiteurs du pays peuvent trouver étrange que notre lanterne de Noël traditionnelle, le parol, soit exposée en évidence devant la plus humble des demeures pendant plus de cinq mois. La version philippine de la Misa de Gallo (messe de l’aurore) ou des messes de la neuvaine des neuf jours avant Noël s’appelle Simbang Gabi (messe de nuit), bien qu’elle commence dès 4 heures du matin, lorsque le chant des coqs annonce le lever du jour. Dans certaines régions du pays, on pratique encore le Panunulúyan, une reconstitution de la recherche par Joseph et Marie d’un logement dans des maisons sélectionnées de la poblacion ou centreville, avec des scènes dramatiques de refus sans ménagement de la part de certains riches propriétaires.

Ces traditions culturelles, qui font partie de moi, m’aident à entrer dans l’esprit de la méditation du Fondateur pour la veille de Noël : “Y étant arrivés, ils y cherchèrent une maison pour s’y retirer ; mais personne ne voulut les recevoir

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parce qu’elles y étaient occupées par des personnes plus riches et plus qualifiées qu’eux.” Les souvenirs personnels d’expériences passées enrichissent le drame du récit de Bethléem. Je me souviens de ce dimanche matin, il y a plus de vingt ans, où j’ai reçu l’appel affolé d’une employée de maison qui était tombée sur un nouveau-né abandonné à proximité de sa résidence. J’ai dû la calmer avant qu’elle ne puisse se ressaisir et pouvoir agir et sauver le bébé en pleurs. Mon cœur s’est brisé lorsqu’elle est apparue dans notre communauté avec le bébé sauvé dans un sac à provisions en plastique.

Accueillir un nouveau-né ouvre nos cœurs - y compris les hommes - à l’expérience des douleurs de l’accouchement d’une mère. Si nous ne pouvons pas nous permettre de porter la douleur et l’angoisse dans notre cœur, nous ne pouvons pas accueillir un enfant parmi nous. L’hospitalité du cœur est un préalable indispensable avant de pouvoir accueillir un enfant dans nos maisons ou nos écoles. Frapper à la porte de notre cœur nous invite à l’empathie. C’est une invitation à ressentir la douleur de l’autre, qui peut être un étranger. Il est plus facile de rester distant et objectif. Mais c’est seulement lorsque j’ai accueilli l’angoisse de l’autre qu’il cesse d’être un étranger ; son angoisse ne m’est plus étrangère. Les yeux de mon cœur s’ouvrent à la vérité profonde : il est mon frère, elle est ma sœur ! Lorsque cela se produit, mon cœur renaît à nouveau.

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Une maison ouverte sur le Mystère Une maison ouverte sur le Mystère

Il était tard ce mardi après-midi quand le Frère Directeur d’une école de La Salle reçut un appel téléphonique. Ce ne fut qu’une conversation de trois minutes, mais ces trois minutes allaient créer une perturbation majeure dans la vie de la communauté.

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Celui qui appelait travaillait pour le centre d’État pour les mineurs étrangers non accompagnés et commentait la situation de l’un des adolescents résidant dans l’établissement à ce moment-là. Le mois suivant, il aurait dix-huit ans et, selon la loi, il ne pourrait plus rester au Centre. Sans moyens de subsistance sûrs et sans maîtrise de la langue locale, il serait contraint de vivre dans la rue.

Combien d’appels reçus peuvent nous secouer, bouleverser nos plans et orienter notre vie dans une nouvelle direction? Mais seulement si nous sommes attentifs au véritable message. Providentiellement, tous les mardis, cette communauté de Frères se réunit pour avoir un temps calme pour échanger sur le déroulement de la semaine ou simplement pour partager leurs réflexions. Incertain de la réaction de ses Frères, le directeur partagea la triste situation, tout en étant conscient des limites de la communauté.

Sur les cinq membres, quatre Frères sont retraités, avec une moyenne d’âge de plus de soixante-douze ans. La plupart n’ont eu qu’une expérience scolaire formelle. Mais ils discutèrent ouvertement, attentifs les uns aux autres mais surtout à la situation des jeunes à risque.

C’est la responsabilité de l’État. Quelqu’un d’autre est mieux équipé pour aider. Nous n’avons aucune expérience en la matière, nous sommes des classiers. Malgré les défis et les complexités très réels de leur engagement, les Frères ont choisi de s’impliquer activement dans la recherche d’une solution au problème. Ils ont ouvert les oreilles de leur cœur à la situation de ce jeune homme. Leur conversation

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initiale a conduit à une réponse appropriée aux malheurs du jeune homme.

Ce faisant, la communauté a été revitalisée. Reconnaissant la nécessité d’affiner leur programme d’hébergement, les Frères ont dû consacrer plus de temps à être ensemble. Ils ont eu besoin de se creuser la tête pour trouver des solutions créatives à cette situation peu familière qu’ils ont acceptée. Alors qu’ils pensaient pouvoir se rendre utiles, ils ont redécouvert l’essence de leur fraternité. La prophétie de Siméon s’était réalisée pour un jeune homme dans son nouveau foyer : “Maintenant, Seigneur, tu as tenu ta promesse... Car mes yeux ont vu le salut : lumière qui se révèle aux nations et donne gloire à ton peuple Israël.” Les mêmes lignes usées ont trouvé un sens nouveau dans le cœur des cinq Frères le jour suivant, lorsqu’ils ont chanté le cantique juste avant qu’il ne soit devenu pure routine.

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Kintsugi - Célébrer la cassure Kintsugi - Célébrer la cassure

J’ai toujours aimé l’image de l’argile dans les mains du potier. Le temps, l’habileté, la patience et, surtout, la créativité transforment la boue en art. Le bon matériau dans les bonnes mains est capable de la plus belle des transformations. Les humbles bergers ont

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été les premiers à entendre l’annonce d’une grande joie par les anges. Leurs oreilles étaient ouvertes pour entendre la bonne nouvelle. Leur cœur était prêt à accueillir la rencontre. Ils étaient radicalement disponibles en ce premier matin de Noël.

Je ne peux qu’imaginer comment leur cœur a été touché et comment leur vie a été transformée après que leurs yeux aient contemplé l’enfant enveloppé de langes. De La Salle décrit bien ce qui se passe en nous lorsque nous sommes réceptifs à la sainte présence de Dieu: nous sommes “ tout à fait transformés par la lumière et la plénitude de la grâce, et par la possession de l’Esprit de Dieu ”. Il ajoute que les changements dans notre comportement extérieur ne se produisent que “par un rejaillissement du bonheur dont nous jouirons dans le fond de notre âme... et de ce que nous devons faire pour l’amour de lui.” (MF 152.2).

La conversion du cœur commence à partir de cet espace intérieur, alors que le magma boueux de nos vies est tenu avec amour par le Potier, façonné et tempéré pour atteindre une taille et une forme conformes au désir de Son cœur et devenir une création unique. Belle, mais pourtant très fragile. J’ai été une fois témoin de l’angoisse de ma grand-tante lorsqu’une figurine préférée de sa collection a été accidentellement endommagée. Le lendemain, elle a mis son chagrin de côté et a essayé de restaurer la pièce cassée à l’aide de résine époxy. Avec une grande attention et une habileté étonnante, elle a restauré la figurine et l’a remise en valeur. Elle a affirmé fièrement dans notre langue maternelle : “Seul un cafard remarquera les fissures”

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Mais ce n’est que récemment que je me suis familiarisé avec l’art japonais du Kintsugi. Ses origines remontent au commandant Shogoun Ashikaga Yoshimasa, qui apporta deux tasses en porcelaine cassées à un artisan réputé pour qu’il les répare. Son équipe a fini par assembler les pièces d’une manière pas si discrète que cela. Les fragments ont été recollés à l’aide de résine urushi et accentués avec de la laque rouge et de la poussière d’or. La pièce restaurée conserve sa forme et sa fonction originales, mais avec la gloire supplémentaire de cicatrices brillantes et scintillantes. À qui confions-nous nos vies lorsque nous nous sentons brisés jusqu’à la moelle ?

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26 8 8 Oubliez vos offrandes parfaites Oubliez vos offrandes parfaites

Le compositeur d’Anthem, Leonard Cohen, a des paroles encourageantes pour ceux que l’imperfection met mal à l’aise : “Ce n’est pas ici que vous rendez les choses parfaites, ni dans votre mariage, ni dans votre travail, ni quoi que ce soit, ni votre amour de Dieu, ni votre amour de la famille ou du pays. La chose est imparfaite. Et pire, il y a une fissure dans tout ce que vous pouvez assembler, objets physiques, objets mentaux, constructions de toute sorte. Mais c’est là que la lumière entre, et c’est là qu’est la résurrection, et c’est là qu’est le retour, c’est là qu’est le repentir. C’est par la confrontation, par la cassure des choses”.

Il faut une grande humilité et une sainte audace pour pénétrer dans les profondeurs de notre être où tout ne brille pas. Confrontés à la vérité sur nous-mêmes, nous découvrons les fissures. Nous pouvons choisir de fuir ou de retarder l’inévitable. Jusqu’où pouvons-nous cacher les squelettes dans nos placards ? Combien de temps notre façade peut-elle résister à la lumière de la vérité ? Les enseignants et les pasteurs ont peut-être involontairement placé les sages et les saints sur des piédestaux élevés, inaccessibles à l’homme décomplexé.

Howard Jacobson est direct sur le message de Anthem de Cohen : “C’est comme une réprimande adressée aux personnes de mon tempérament – ceux qui râlent sur la vie, se complaisent dans la déception, les amoureux de ce qui est impeccable et exagéré. Pourrait-il me chanter cela? ...Tout ne fonctionne pas toujours, tout n’est pas génial, et tout le monde n’est pas obligé d’aimer ce que vous aimez.”

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Dans une étable au sol de terre battue et sur du foin brut, Marie a couché le Christ-enfant. Parmi les bergers nomades, le chant angélique a trouvé un foyer. C’est dans la simplicité et la pauvreté que se déroule l’histoire de notre salut et que s’épanouit l’action de Dieu. C’est à travers nos crevasses que l’Esprit se glisse, sans que beaucoup d’entre nous en aient conscience.

Ce n’est que maintenant que je commence à comprendre pleinement l’attrait poétique du Frère Fermin Gainza : “ Mets ta lampe dehors ; il vaut mieux qu’elle s’éteigne si le vent y vient... Mets ta lampe dehors ; il vaut mieux que le vent la renverse... Mets ta lampe dehors ; il vaut mieux que tes doigts s’y brûlent... Mets ta lampe dehors ; il vaut mieux que ton huile s’épuise et que tu n’aies rien à consommer. ”

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Qədus, Qədus, Qədus Qədus, Qədus, Qədus

Ce fut mon immersion dans les rites liturgiques Ge’ez de la tradition alexandrine. J’ai rejoint les Frères pour les messes quotidiennes du matin, avant le lever du soleil, à l’église paroissiale voisine. C’était un rite beaucoup plus long que ce à quoi j’étais habitué et dans une langue qui m’était étrangère. Les rites, les vêtements, l’encens et les chants étaient captivants pour les non-initiés. J’ai réussi à traverser le rituel sans m’assoupir. Au petit déjeuner, j’ai demandé si les mots Qədus, Qədus, Qədus étaient l’équivalent de nos prières du Trisagion ou du répons familier, “Saint, Saint, Saint”, dans le rite latin. Les Frères ont été très surpris que je reconnaisse la prière Ge’ez, mais j’ai admis que ce n’était qu’une supposition éclairée après avoir entendu le triple Qədus répété pour ce qui semblait être une centaine de fois pendant la messe.

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Je viens de réaliser que l’expérience d’une célébration liturgique significative n’exige pas du participant qu’il maîtrise la langue ou le langage particulier de la congrégation. Comme pour la musique d’une danse, il faut se laisser entraîner par le rythme dans la rencontre mystique. La musique et l’art communiquent directement avec le cœur. Et aussi avec nos mains et nos pieds. Au cours de la même liturgie, j’ai entendu pour la première fois le ululement des femmes de l’assemblée après la consécration, comme si une nuée d’oiseaux bruyants était soudainement entrée dans notre sanctuaire. On ne peut s’empêcher de sentir que l’on a pénétré dans un espace sacré. J’ai été fascinée de voir une vieille dame de l’autre côté de mon banc, accroupie au sol, tenant son chapelet en une prière silencieuse.

Ce sens du sacré n’est peut-être pas aussi perceptible dans les sociétés où les cathédrales sont plus élevées et où l’État se charge de mettre de l’ordre dans la société et de fournir des services sociaux à ses habitants. Pourquoi un tel monde - libéré de la douleur et de la souffrance déshumanisantes engendrées par la pauvreté et les privations - ne nous permet-il pas de faire l’expérience

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du divin ? Les sociétés laïques, le plus souvent, engagent les gens dans une course à l’acquisition de plus de pouvoir, de richesse ou de renommée, sans ce sentiment exaltant du divin. Elles promettent aux individus une vie de confort et de loisirs, de liberté et de prospérité, d’abondance et de bonheur sur terre. L’État ou la société civile se charge de notre mission éducative dans le cadre du devoir de l’État, de la philanthropie ou de l’humanitaire. Malheureusement, dans ces mêmes sociétés séculières, la foi est réduite à l’insignifiance et laissée sans voix ni présence prophétique. Dans beaucoup de ces endroits, l’Église et l’Institut semblent démodés et déconnectés de la réalité. Dans un monde de plus en plus individualiste et matérialiste, une école chrétienne peut-elle fournir aux jeunes de nouveaux “yeux de la foi” pour regarder leur vie et le monde ? Nous devons porter une attention renouvelée à la manière dont nous regardons la réalité et notre existence. Cela peut être le regard qui sauve.

Aujourd’hui plus que jamais, nous devons accepter avec une fidélité créative notre responsabilité de nourrir la spiritualité. Aujourd’hui, la spiritualité est recherchée même par les non-croyants. Il n’est plus étrange de constater que nous partageons avec André ComteSponville, le célèbre philosophe athée, que nous ne pouvons combattre le caractère éphémère de la vie qu’en nous ouvrant à l’éternité.

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Murmures Murmures

Le Pape François, dans Laudato si’, enseigne que “ l’existence humaine repose sur trois relations fondamentales intimement liées : la relation avec Dieu, avec le prochain, et avec la terre.” (LS 66). Mais ces relations sont compromises lorsque notre point de départ est une conquête qui exclut au nom de la liberté car “... L’être humain n’est pas pleinement autonome. Sa liberté est affectée quand elle se livre aux forces aveugles de l’inconscient, des nécessités immédiates, de l’égoïsme, de la

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violence. En ce sens, l’homme est nu, exposé à son propre pouvoir toujours grandissant, sans avoir les éléments pour le contrôler. ” (LS 105).

Par notre inaction face au changement climatique, nous contribuons directement à l’abolition même de notre humanité. C’est le message qu’a adressé Greta Thunberg, une adolescente suédoise, aux politiciens et aux entrepreneurs lors de la COP24 : “Je fêterai mes 75 ans en 2078. Si j’ai des enfants, peut-être qu’ils passeront cette journée avec moi. Peut-être qu’ils me demanderont de me parler de vous. Peut-être qu’ils me demanderont pourquoi vous n’avez rien fait alors qu’il était encore temps d’agir. Vous dites que vous aimez vos enfants par-dessus tout et pourtant vous volez leur futur devant leurs yeux.”

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Comment commencer à s’attaquer à ce problème universel urgent si je ne me considère pas comme suffisamment puissant ou influent pour faire la différence dans notre monde ? Le ballet de mouvements synchronisés des nuées d’étourneaux, appelé « murmures », peut nous inspirer. Les murmures ne dépendent pas d’un seul étourneau pour chorégraphier ce spectacle époustouflant dans le ciel. Ils sont créés lorsqu’un étourneau copie le mouvement des autres étourneaux à côté de lui et que cela se répète jusqu’à ce que le groupe entier ne fasse plus qu’un. Il n’est pas toujours nécessaire d’avoir une création originale. Notre héritage unique peut en fait être un héritage de groupe, réalisé ensemble et par association, où les véritables influenceurs, les personnes qui font bouger les choses se perdent dans la foule. À l’ère des droits d’auteur et des brevets, il pourrait bien s’agir de la conversion qui pourrait sauver notre monde.

Un Frère a eu la chance d’assister récemment à ce spectacle magique dans le ciel et m’a envoyé un clip vidéo. Nos petits pas, apparemment insignifiants, peuvent en fait être le terreau fertile qui nourrira la masse critique capable de transformer notre monde. Vous pouvez consulter ce lien et apprendre quelques autres tours des étourneaux : https://www.treehugger.com/

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Audace sacrée Audace sacrée

Lors d’une récente visite dans l’un des secteurs les plus isolés de l’Institut, la reprise récente par les autorités gouvernementales de la dernière école que nous gérions a été le sujet brûlant de ma visite. Mais c’est dans ce contexte que j’ai ressenti un autre type d’”enthousiasme” parmi les Frères qui se sont retrouvés sans

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presque rien : pas de résidence de Frères qu’ils puissent appeler leur, pas d’institutions éducatives à gérer, pas d’œuvres officielles pour la jeunesse dans lesquelles s’engager. C’est dans cette situation que j’ai compris ce que signifie s’abandonner totalement au Seigneur qui ne nous abandonnera jamais. Je remercie ces Frères de m’avoir enseigné de façon si simple, mais très réelle, comment notre fraternité peut être partagée dans les moments les plus difficiles.

Alors que les Frères s’étaient réunis pour partager avec moi leur situation très difficile, ils n’ont pas terminé sur une note triste. Après m’avoir fait un rapport complet de l’état actuel des choses, ils ont présenté un plan pour commencer de nouvelles œuvres en dehors des institutions traditionnelles en ouvrant des centres d’étudiants dans certaines des zones les plus déprimées du pays, peut-être dans des maisons ou des installations abandonnées ou même à l’ombre d’un arbre. Ils n’ont pas mendié d’aide financière auprès du centre de l’Institut. J’ai ressenti une résonance profonde dans mon cœur lorsqu’un Frère s’est adressé à l’assemblée et a rappelé à chacun que nous ne contrôlons peut-être pas toujours notre situation, mais que la situation ne détermine ni ne définit qui nous sommes. Il a fermement affirmé que ce qui nous définit, c’est la réponse que nous donnons.

La réponse de La Salle aux premières menaces qui pesaient sur le projet lasallien des écoles fut de faire un vœu solennel, ensemble et par association avec les Frères, devant la Très Sainte Trinité. Ils promirent de rester fidèles à leur vocation même s’ils devaient mendier ou vivre de pain seulement pour le reste de leur vie.

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Un Frère âgé a exhorté la congrégation à collecter des fonds pour soutenir leurs nouvelles œuvres à partir de sources locales et à ne pas être trop dépendant des subventions étrangères. Il s’est même engagé à travailler comme livreur de courrier au cas où ils manqueraient de fonds. Un autre Frère a partagé sa décision de rester dans le pays même s’il a la possibilité d’obtenir un visa de résidence à l’étranger, car il préfère souffrir et pleurer avec son peuple pour montrer sa solidarité avec lui plutôt que de simplement prier et regarder de l’extérieur. Il m’est apparu clairement que cette communauté de Frères n’avait peut-être pas fait les mêmes vœux héroïques, mais qu’elle les avait certainement vécus héroïquement au cours des 40 dernières années environ. Je leur ai dit que je partagerai leur histoire avec le reste de l’Institut afin que nous puissions saisir comment la sainte audace est vécue aujourd’hui encore.

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Semper FidelisFrère jusqu’au bout

Semper FidelisFrère jusqu’au bout

Ce n’était pas inattendu, mais lorsqu’il a atteint sa 65ème année, la célébration de l’anniversaire du Frère Xavier avait un goût douxamer. Il avait accepté le fait qu’il devait se retirer de l’enseignement en classe. Mais il se sentait encore physiquement et mentalement capable d’aller à son cours de sciences chaque matin. En un sens, il se réjouissait de sa retraite après quatre

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décennies de dévouement : des week-ends sacrifiés pour préparer les cours, des études supérieures retardées, des congés sabbatiques jamais vus.

Personne dans la communauté ou parmi ses collègues de l’école ne se doutait qu’il y avait cette profonde douleur indescriptible, comme si une flèche lui avait transpercé le cœur. Mais il a poursuivi son chemin en les remerciant pour la fête d’au revoir et les vœux d’envoi en mission qui semblaient si jolis sur les cartes de vœux Hallmark. Pourquoi aurait-il pris la peine de partager ce qu’il vivait ? Il ne savait même pas ce qui l’avait frappé.

Il ne faisait aucun doute que le doux murmure de fidélité à l’appel qu’il avait entendu pour la première fois était toujours bien vivant dans son cœur. Il devait simplement trouver un autre moyen de canaliser les énergies restantes qui étaient en quelque sorte tenues à distance par ses cheveux grisonnants et ses pas chancelants. D’une certaine manière, il sentait en lui la même vigueur que lorsqu’il était au noviciat. À l’exception d’une voix plus

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rauque, il peut encore dire avec conviction : “ J’éprouve une ardeur jalouse pour toi, Seigneur, Dieu de l’univers.” (1Rois 19, 14).

En temps voulu, il s’est adapté et de nouvelles voies se sont ouvertes. Récemment, il a donné des cours de soutien à une poignée d’élèves ayant des difficultés en mathématiques et en sciences. Quelques parents lui ont rendu visite récemment pour des discussions informelles qui ont duré plus longtemps que prévu. Et pour une raison quelconque, elles étaient agréables et non forcées. Il ne s’est jamais considéré comme ayant la main verte, mais il apprécie davantage ces jours-ci les différentes espèces de la flore du jardin de l’école. Il a juste planté quelques boutures dans un pot et, miracle des miracles, elles commencent à germer. Sans titre ni mission officielle, il estime que ses journées sont productives et bien remplies. Quel bonheur d’être un Frère !

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Appelé par son nom Appelé par son nom

“Avec combien de pauvres es-tu ami ?” Il ne s’attendait pas vraiment à ce que quelqu’un lui pose cette question, surtout de la part d’un garçon d’à peine 8 ans en plein milieu de la cour de récréation. C’était certainement un garçon à part. Dans son dernier cours de religion, lui et ses élèves discutaient de la

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manière dont Jésus était très sensible aux besoins des affamés, des assoiffés et des malades, des étrangers, des veuves et des orphelins. Il a même insisté auprès de ses élèves sur l’invitation de Jésus à faire un effort pour aller vers ceux qui sont le plus dans le besoin et pour aider ceux qui n’ont pas les moyens de leur rendre la pareille.

La question de l’enfant le laissa perplexe. En plus d’aider, pouvait-il approcher celui qui était dans le besoin et même le considérer comme un ami ? Cette question l’a suffisamment troublé pour qu’il ait envie de vivre une expérience qui transformerait sa vie. Il était honnêtement terrifié à l’idée d’aller vers une personne dans le besoin, au-delà de l’aumône ou de l’assistance à ses besoins. Il se sentait mal à l’aise à l’idée de devenir trop personnel ou d’investir plus de temps et d’énergie que la situation ne l’exigeait. Une réflexion plus approfondie sur son dilemme l’a rendu plus conscient du “divorce entre le sacrement de l’autel et le sacrement des pauvres”.

Il ne pouvait pas le faire tout seul ; il a donc décidé de rejoindre un groupe paroissial avec un programme d’immersion dans des zones de la ville qui ne sont pas fréquemment visitées par les dirigeants locaux, y compris ceux de l’Église. Il était très

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conscient de son malaise et de sa peur et c’est pourquoi il lui a été beaucoup plus facile de rejoindre ce groupe que d’en organiser un tout seul. Il se sentait anxieux, trop conventionnel, dérisoire et gêné de les saluer d’un simple “bonjour”. Mais après avoir brisé la glace les étapes suivantes ont été plus faciles qu’il ne le pensait. Très vite, les histoires et les rires, les poignées de main et les accolades sont devenus naturels. Au-delà de la distribution de produits de première nécessité et d’autres articles ménagers, la chaleur et l’amitié sont venues sans grand effort.

Il a en mémoire des images de ces premiers moments gauches avant que l’étranger ne devienne un frère et un ami. Aujourd’hui, il peut se promener dans ces coins non éclairés de la ville et se sentir en sécurité et à l’aise pour rencontrer des amis et des voisins. Les stéréotypes décrits dans les gros titres des journaux locaux ne collent plus à la réalité. Ce ne sont pas des prostituées, des drogués, des ivrognes et des voyous sans nom. Il peut les appeler par leur nom : José, Lola, Yan, Pepe, Helena, Miguel Ángel, Dani, César, Nereida.

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Choisissez la vie ! Choisissez la vie !

En réfléchissant à la perte d’un point de repère parisien, Alissa Wilkinson a réalisé “que tout ce qui semble permanent pourrait disparaître. C’est effrayant, d’une manière existentielle... Ce n’est pas seulement que rien ne dure. C’est que lorsque les choses sont perdues, une partie de notre mémoire, à la fois collective et individuelle, commence à s’effacer. Il y a une

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sorte de solennité sacrée dans cette prise de conscience, même si vous n’êtes pas religieux. L’histoire et la mémoire nous dépassent. Et un bâtiment comme Notre Dame... est l’endroit où nous déposons une partie d’une histoire partagée, dans tout son désordre, ses échecs et sa gloire.”

Nous faisons l’expérience de ces petites pertes et de ces petites morts à de nombreuses reprises. Lorsqu’une initiative est balayée par l’administration suivante. Quand un ami et un frère cher choisit de quitter la congrégation. Quand une innovation dans laquelle je suis investi ne passe pas l’approbation du conseil d’administration. Lorsque mes plans jeunes et idéalistes sont rejetés par mes supérieurs comme ne valant pas le risque. Lorsque ce à quoi j’ai consacré presque toutes mes énergies ne semble pas être apprécié par le District. Lorsque, à la retraite, j’ai le sentiment tenace non seulement de ne rien avoir, mais aussi de n’être personne.

Lorsque le monde tel que je le connais s’effondre, que suisje appelé à faire ? Qui, parmi les leaders de l’opposition, peut inverser la vague de populisme ? Y a-t-il de l’espoir pour le monde ?

L’activiste et historien américain Howard Zinn peut nous fournir quelques indications utiles : “Avoir l’espérance dans les mauvais moments n’est pas seulement un romantisme insensé. Cela se fonde sur le fait que l’histoire humaine est une histoire non seulement de cruauté, mais aussi de compassion, de sacrifice, de courage, de bonté... Ce que nous choisissons de mettre en avant... déterminera nos vies. Si nous ne voyons que le pire, cela détruit notre capacité

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à faire quelque chose. Si nous nous souvenons de ces moments et de ces endroits - et il y en a tant - où les gens se sont comportés magnifiquement, cela nous donne l’énergie d’agir, et au moins la possibilité d’envoyer cette toupie qu’est le monde dans une direction différente... Nous n’avons pas à attendre un futur utopique grandiose... Vivre maintenant... au mépris de tout ce qui est mauvais autour de nous, est en soi une merveilleuse victoire. ”

N’ayez pas peur. Choisissez la vie. Soyez enthousiastes !

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Protagonistes. Prophètes. Créateurs. Protagonistes. Prophètes. Créateurs.

Dans la Aula Magna où les délégués de l’AIMEL se sont réunis cette année à Rome, j’ai proposé une étude des contrastes : dans la même grande salle sont accrochées les photos de tous les Supérieurs généraux à travers plus de trois siècles d’existence de l’Institut. Ils portent tous le même habit religieux – une soutane noire et un

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rabat. Ils ont tous l’air un peu trop saints ou sévères pour nous. Entassés en petits groupes ou réunis en plénière, les délégués à la troisième Assemblée internationale des éducateurs lasalliens. Il est évident qu’ils viennent de milieux culturels et de traditions différents ; ils n’ont pas la même couleur de cheveux ni la même couleur de peau. Ils ont des formes d’yeux différentes et leurs tenues sont aussi variées que les couleurs de l’arc-en-ciel. Il y a des femmes et des hommes, des jeunes et des vieux, des religieux et des laïcs ; certains sont mariés et d’autres célibataires, mais tous adhèrent à leur responsabilité d’être le “ cœur, la mémoire et le garant “ de la mission lasallienne après plus de 342 ans.

Dans le sanctuaire Saint-Jean-Baptiste de La Salle de Rome se trouve une autre étude des contrastes. À une place d’honneur reposent les précieuses reliques de notre saint Fondateur : ses ossements secs. Dans le même espace sacré, des Lasalliens venus de loin se rassemblent aussi avec leurs espoirs et leurs rêves, leurs angoisses et leurs craintes, leurs aspirations les plus nobles, toutes tissées dans leurs fragilités humaines, mais toujours avec une énergie toujours vibrante. Parfois, l’assemblée comprend des Lasalliens d’autres traditions religieuses, mais aussi des agnostiques, des athées ou des personnes qui ne professent aucune religion. Dans leurs cœurs vivants réside le même rêve que celui qui s’est incarné dans ces ossements secs de Jean-Baptiste de son vivant.

Le long de l’ancienne voie romaine de la Via Aurelia se trouve notre Casa Generalizia - majestueuse, massive, imposante. Une autre étude des contrastes. De nombreux

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portraits et souvenirs sont exposés dans ses salles et ses allées. Ils présentent fièrement les événements marquants d’antan, les personnalités éminentes et les moments historiques : rêves moisis d’un passé glorieux. Des gens ordinaires déambulent fièrement dans les couloirs ou discutent dans un coin : ils sont bruyants, décontractés, joyeux, pleins d’entrain. Ils parlent avec enthousiasme de plans modestes et de petits pas pour créer un monde plus sûr, plus vert et plus accueillant.

Il se passe quelque chose dans l’univers. C’est un nouveau printemps pour la famille lasallienne. Et nous sommes tous les architectes de cette nouvelle création. Fêter le vin nouveau dans des outres neuves. Protagonistes. Prophètes. Créateurs.

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The Power of One The Power of One

(La puissance de l’ange)

Le véritable défi du 46ème Chapitre Général n’est pas nécessairement de lancer de nouveaux projets ayant un plus grand impact pour changer notre monde. Il peut en fait consister à créer pour chaque lasallien des occasions de tout regarder avec les yeux de la foi. Dans la foi, nous reconnaissons que nous ne sommes pas appelés à construire

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NOTRE Royaume, mais à contribuer par nos petits efforts insignifiants à la construction du Règne de Dieu. Dans la foi, nous nous rappelons que nous n’avons pas besoin de créer de nouvelles œuvres ou de construire de nouvelles institutions à partir d’une position de pouvoir ou de force. Le Règne de Dieu est comme un grain de sénevé…

Prenons l’exemple de Marie, une jeune fille qui pensait sûrement être ordinaire. Ce qu’elle a accueilli par son fiat a bouleversé tous les projets personnels qu’elle pouvait avoir à ce moment-là, lorsque l’ange lui a apporté le message. La salutation a ébranlé son être même. Elle qui était “pleine de grâce” se sentait encore totalement vulnérable et devait se demander “comment cela peut-il être possible ? “ Mais, “ comme un homme qui prend la mer sans voiles ni rames “, elle s’est rendue radicalement disponible : “Je suis la servante du Seigneur. Que ta parole s’accomplisse pour moi.”

Nous n’avons pas besoin d’avoir l’assurance de disposer de grandes ressources pour commencer à tendre la main à ceux qui ont le plus besoin de nous. Nous pouvons offrir l’obole de la veuve et partager à partir de notre nécessaire plutôt que de notre superflu. Nous n’avons pas besoin de la garantie d’une institution qui résiste au temps, mais plutôt de la confiance totale que si c’est l’œuvre de Dieu, elle durera. Nous n’avons pas besoin de l’aval de ceux qui

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sont riches ou célèbres pour accomplir l’œuvre de Dieu. Nous pouvons travailler depuis les périphéries et nous cacher dans l’anonymat comme un levain qui travaille efficacement sans faire beaucoup de bruit.

Alors que j’écrivais cette réflexion, un jeune Frère a frappé à la porte de mon bureau et a interrompu mes pensées uniquement pour me faire savoir qu’il était passionnément intéressé par le volontariat pour les missions. Il m’a fait part de son rêve d’enseigner dans une salle de classe dans une région éloignée où les besoins sont importants.

Le levain a fait lever la pâte. Nous partagerons la générosité du Seigneur très bientôt !

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