PTD 67: Geoffrey Legrand. L’éducation religieuse par les symboles

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Théologie Pratique en Dialogue Praktische Theologie im Dialog

Collection fondée par Leo Karrer Dirigée par François-Xavier Amherdt et Salvatore Loiero Volume 67


Geoffrey Legrand

L’ÉDUCATION RELIGIEUSE PAR LES SYMBOLES Une chance pour le dialogue interconvictionnel et interreligieux ? Préface de François-Xavier Amherdt

Schwabe Verlag


Travail d’habilitation accepté par la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg en Suisse. Promoteur : Prof. François-Xavier Amherdt Censeurs : Prof. Salvatore Loiero et Prof. Henri Derroitte L’étape de la prépresse de cette publication a été soutenue par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. Open Access: Sauf indication contraire, cette publication est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 4.0 International (CC BY-NC-ND 4.0)

Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http://dnb.dnb.de. © 2024 Geoffrey Legrand, publié par Schwabe Verlag Basel, Schwabe Verlagsgruppe AG, Basel, Schweiz Conception de la couverture : icona basel gmbh, Basel Couverture : Kathrin Strohschnieder, STROH Design, Oldenburg Composition : Dörlemann Satz, Lemförde Impression : Hubert & Co., Göttingen Printed in Germany ISBN Livre imprimé 978-3-7965-4963-2 ISBN eBook (PDF) 978-3-7965-4970-0 DOI 10.24894/978-3-7965-4970-0 L’e-book est identique à la version imprimée et permet la recherche plein texte. En outre, la table des matières et les titres sont reliés par des hyperliens. rights@schwabe.ch www.schwabe.ch


Préface

Préface Une triple expertise Dans cette étude originale, présentée en guise de travail en vue de l’obtention de l’habilitation à diriger des recherches et la venia legendi en pédagogie religieuse, théologie pastorale et pratique, l’Auteur (A.) d’origine belge fait jouer sa triple formation, celle en langues et littératures modernes et anciennes, celle en science de l’éducation et celle en théologie ponctuée par son remarquable doctorat (mention « grande distinction ») à l’Université catholique de Louvain (UCL). Grâce à une bourse d’excellence obtenue auprès de la Confédération helvétique et le soutien d’une démarche de postdoctorat, Geoffrey Legrand (GL) a pu achever en un bref laps de temps (deux années) son habilitation à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg. La présente publication met en exergue, s’il en était besoin, la très bonne collaboration existant entre l’UCL et l’Alma Mater fribourgeoise, qui s’est de plus traduite par l’organisation conjointe entre les deux institutions, par le biais également du professeur de théologie pratique de l’UCL et mentor pour la thèse doctorale de GL, Henri Derroitte, sur un thème proche de celui du présent ouvrage, Symboles et éducation religieuse (Actes à paraître dans la même collection). Pour sa participation à la mise sur pied de ce grand colloque international, GL a bénéficié de l’expertise du Centre de recherches en éducation religieuse de l’UCL, dont il est le collaborateur. En outre, cela se sent dans ses écrits, GL dispose d’une ample expérience pédagogique et pastorale, comme enseignant aux niveaux secondaires et universitaires (à Louvain-la-Neuve et Fribourg), comme formateur d’adultes et responsable d’équipes de pastorale scolaire. À noter qu’à côté de publications, nombreuses déjà malgré son jeune âge, dans le champ de l’enseignement scolaire de la religion et de la pastorale scolaire, l’A. a également rédigé une série d’articles en théologie pastorale proprement dite, sur l’écologie, le numérique, l’œuvre de Tillich et la méthodologie en théologie pratique.

Une réflexion au service de l’intérêt des jeunes pour la foi chrétienne Ce travail longuement mûri aborde une question importante et disputée, vu la baisse d’intérêt des jeunes pour le christianisme et les coups de boutoir répétés, en plusieurs pays et continents, contre la place du religieux dans le milieu scolaire.


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Préface

La question de recherche à laquelle l’œuvre de GL tente de répondre est ainsi la suivante. Dans le contexte des trois processus en postmodernité décrits par le théologien flamand Lieven Boeve : détraditionalisation, individualisation et pluralisation, l’éducation religieuse utilisant les symboles renforcerait-elle l’initiation au dialogue interconvictionnel et interreligieux et soutiendrait-elle la légitimité d’un enseignement scolaire de la religion, en permettant aux élèves de mieux connaître le monde dans lequel ils évoluent et d’évoluer en tant que citoyens (et baptisés), grâce aux richesses dialogales et symboliques dont dispose le patrimoine chrétien (entre autres) ? ■ Dans la première partie du livre, consacré à l’état de la question en éducation religieuse, GL s’appuie sur des textes de l’OSCE et du Conseil de l’Europe, complétés par des documents romains issus de la Congrégation pour l’éducation catholique et par l’expertise de théologien(ne)s, qui tous affirment le droit des jeunes à avoir accès au phénomène religieux et à être accompagnés dans leur quête de sens, ainsi que la nécessité de les former au vivre-ensemble, à la citoyenneté et au dialogue. Récapitulant les quatre modalités des cours de religion catholique (« in » (mono-religieux), « about » (multi-religieux), « from » (inter-religieux), « out of » (de l’extérieur)), GL envisage la possibilité de les combiner selon un modèle de Bildung (formation globale), d’apprentissage en présence des autres. Cela lui permet de défendre la légitimité du cours de religion à l’école contre ceux qui y sont réticents ou s’y opposent. ■ Empruntant à Ricœur notamment les fonctions du symbole comme éveil à la spiritualité, construction identitaire et ouverture à l’altérité, GL explore dans la séquence suivante les relations entre les notions de Révélation et d’expérience religieuse chez Paul Tillich, Christoph Theobald et à nouveau chez Lieven Boeve. Devant les limites des approches monocorrélatives, il encourage l’emploi de la recontextualisation et l’emploi de méthodes multicorrélatives, tenant compte du cadre donné, de chaque sujet en question et de la tradition porteuse. Pour explorer à quelles conditions les symboles des différentes religions favorisent l’ouverture à l’altérité, à la rencontre et au dialogue, l’A. s’adosse alors avec profit aux travaux de Dennis Gira et Javier Melloni. ■ Enfin, dans la dernière partie, GL étudie quatre modèles didactiques et pédagogiques sous l’angle de leur utilisation des symboles : □ la Symboldidaktik (Hubertus Halbfas, Georg Baudler et Peter Biehl), qui s’est essoufflée à la fin du 20ème siècle à cause de son penchant mono-corrélatif ;


Préface

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le modèle narratif herméneutico-communicatif, notamment selon Didier Pollefeyt, reposant sur la triple herméneutique multicorrélative du contexte, du sujet et de la tradition ; le modèle mystagogico-communicatif de Bert Roebben, entre autres, visant à initier les élèves aux mystères de leur existence et de l’auto-communication de Dieu ; enfin la pédagogie du dialogue développée par Henri Derroitte, misant sur des logiques interreligieuses.

Apports et originalités ■

L’ouvrage de GL est remarquable par sa conception engagée de l’éducation religieuse en postmodernité, sa prise en compte de la force de l’expérience religieuse et du dialogue à partir des symboles et son étude approfondie sur l’enchaînement et le changement de paradigme. Il montre de ce fait que la voie symbolique n’est pas une utopie irréaliste, mais un chemin praticable. En outre, l’A. pousse à des réflexions émanant de divers horizons, anglophone, germanophone, néerlandophone, en plus du francophone ainsi que de divers univers confessionnels, dans une approche elle-même œcuménique et interreligieuse. Cela l’amène à traiter un grand nombre d’auteurs pertinents pour le sujet. Il maîtrise les références du maître en herméneutique symbolique, Paul Ricœur, avec son passage du symbole au texte et ses conceptions de monde du texte, d’identité narrative et de seconde naïveté. Et il justifie l’utilisation d’approches interconvictionnelles et interreligieuses en conjuguant, selon l’héritage rhanérien et le modèle de Heid Leganger-Krogstad, l’art de relier les personnes à elles-mêmes, aux autres, aux autres créatures et à la Transcendance, avec la relecture mystagogique, critique et créative de nos traditions. Parmi les avancées décisives de ce travail, il est à noter le déplacement de la question de recherche initiale, devenue finalement et humblement, sans rapport totalisant à la vérité : « L’interprétation des symboles et des textes favoriserait-elle chez les élèves l’ouverture à la diversité culturelle et religieuse ? » GL répond à cette interrogation en proposant de combiner le travail interprétatif et réflexif selon Didier Pollefeyt, surtout en classe, avec une éducation intégrale (tête, cœur et mains) d’après le paradigme mystagogique de Bert Roebben, plus pratique en pastorale, et enfin avec la pédagogie du dialogue selon Henri Derroitte, conduisant les jeunes à élaborer leur identité et à gérer la diversité


Préface

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en marche vers une seconde naïveté. Cela conduit GL à offrir quelques brefs paragraphes d’évaluation critique des diverses voies religieuses. Cette œuvre précieuse en théologie pratique et fondamentale n’attend qu’à être mise en application dans des parcours à venir et peut servir de repère d’appréciation quant à la pertinence de l’utilisation des symboles dans les manuels existants.

La langue est claire et allègre, la méthodologie scientifique, parfaitement maîtrisée, ce qui laisse bien augurer de la suite de la carrière académique de ce jeune auteur « belgo-suisse » (si j’ose !) prometteur. Abbé François-Xavier Amherdt Professeur de théologie pastorale, pédagogie religieuse et homilétique à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg et accompagnateur du travail d’habilitation


Remerciements Nous remercions les Professeurs François-Xavier Amherdt et Salvatore Loiero d’avoir accepté d’accueillir cette étude dans la collection « Théologie pratique en dialogue ». Nous remercions aussi le Professeur François-Xavier Amherdt pour son accompagnement en tant que directeur de ce travail ainsi que les Professeurs Salvatore Loiero et Henri Derroitte pour la qualité et la pertinence de leur rapport de lecture. Nous sommes reconnaissant envers la Confédération suisse pour l’octroi d’une « bourse d’excellence » durant l’année académique 2021–2022 nous ayant permis de mener à bien cette recherche. Nous remercions aussi le Fonds national suisse de la recherche scientifique pour le subside octroyé ayant permis la production de cette publication. Nous remercions enfin les éditions Schwabe (en particulier Mesdames Arlette Neumann, Jelena Petrovic et Renate Mannaa) pour leur aide dans le travail de publication de ce texte.



Introduction

Introduction Engagé auprès de jeunes âgés de 12 à 18 ans comme professeur de religion catholique dans une école secondaire bruxelloise et membre d’équipes de pastorale scolaire, nous avons été frappé par la rapidité des crises actuelles qui plongent nos contemporains – et les adolescents en particulier – dans une période d’incertitude. Les événements mentionnés ci-dessous illustrent aisément notre propos et révèlent déjà quelques enjeux (inter-) religieux : – 2022 : le 24 février, sur ordre du président russe Vladimir Poutine, l’Ukraine est envahie par des forces militaires ennemies. Outre les scènes de violence sur le territoire ukrainien et les milliers de victimes dans les deux camps, cette guerre a eu d’importants impacts politiques, sociaux et économiques que ce soit en Occident ou ailleurs dans le monde. À plusieurs reprises, des chefs spirituels de l’Église orthodoxe ainsi que le pape François ont pris la parole à propos de ce conflit. Cela a suscité bon nombre de questionnements chez les élèves, notamment celui-ci : quel est le rôle des religions et des convictions dans cette lutte armée ? – 2020 : en raison de l’épidémie de coronavirus, les élèves restent chez eux, confinés. Si, dans un premier temps, certains se « réjouissaient » de ne pas avoir cours à l’école, la plupart de ceux-ci ont vite compris que l’enseignement à distance n’était pas de tout repos. Certains ont décroché ; d’autres ont vite regretté leur isolement, l’enseignement par visio-conférences bouleversant les relations habituelles entre camarades de classe. Cet isolement a probablement eu un impact sur la manière dont les adolescents vivent et construisent leurs relations en général, mais ce confinement aurait-il eu, en plus, des incidences sur la manière dont les jeunes envisagent la rencontre avec des personnes qui ne croient pas de la même manière ou qui ne pratiquent pas la même religion qu’eux ? – 2019 : influencé par la militante écologiste Greta Thunberg, le mouvement Youth for Climate occupe le devant de la scène : le 24 janvier, environ 35.000 jeunes manifestent près du Parlement européen à Bruxelles pour demander que des solutions soient trouvées afin de donner un avenir à notre planète, notamment en limitant le réchauffement climatique. Est-ce que les convictions et les religions ont leur mot à dire dans ce débat environnemental ? Quelle pourrait être la pertinence de penser ces questions écologiques sous un angle philosophique et/ou (inter-)religieux ?


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Introduction

– 2016 : les attentats-suicides à l’aéroport de Zaventem et à la station de métro de Maelbeek provoquent 32 morts et plus de 300 blessés à Bruxelles. En classe, avec des élèves de 5ème (17 ans) au moment même où se déroulaient ces actes effroyables, nous étions sous le choc. En silence, nous suivions l’évolution des informations en direct et, très vite, une série de questions se sont bousculées dans nos têtes : Qu’allait-il se passer maintenant ? L’un de nos proches se trouvait-il parmi les victimes ? Sommes-nous menacés dans l’enceinte même de notre établissement ? Quelques semaines plus tard, avec un peu de recul, d’autres questions ont émergé en classe, un peu comme celles qui se sont posées après les attentats du 11 septembre 2001 : Pourquoi ces gens ont-ils commis ces actes terroristes ? Comment comprendre leur geste ? Quelle place accorder à la religion et aux textes sacrés dans cette problématique ? Comment se passe aujourd’hui l’embrigadement des jeunes et comment cela se passait-il par le passé ? – 2015 : Alan Kurdi, ce petit Syrien d’origine kurde est retrouvé, noyé, sur une plage du Sud-Ouest de la Turquie à Bodrum. Sa photo, qui a fait le tour du monde, repose avec une acuité sans précédent la question de l’accueil des migrants. Plus récemment, le 24 octobre 2021, au moins 27 migrants qui tentaient de traverser la Manche pour rejoindre les côtes anglaises ont trouvé la mort au large de Calais, après le naufrage de leur embarcation. Ce genre de drame tend à se reproduire de plus en plus fréquemment. Sur base de quel(s) critère(s) ces réfugiés sont-ils accueillis ou non en Europe ? Leur appartenance religieuse influence-t-elle leur accueil ? Dans quelle mesure l’arrivée de migrants issus de traditions culturelles différentes favoriserait-elle les rencontres interconvictionnelles et interreligieuses ? Confrontés à ces terribles images et à ces tristes réalités, bon nombre d’élèves se sentent bouleversés devant tant de drames effroyables. Incompréhension, sentiment d’injustice ou d’impuissance, insécurité face à l’étranger, conflits socio-politiques ou religieux, responsabilité envers l’autre et envers notre prochain, etc. : les émotions se bousculent dans leurs esprits encore jeunes qui tentent de formuler leurs premières réflexions pour mieux comprendre le monde qui les entoure, pour mieux appréhender ces problématiques qui les concernent tous, de près ou de loin, dans ce monde globalisé. Quoi qu’il en soit, toutes ces situations ont pour effet de remodeler le paysage religieux européen troublé par ces nombreux bouleversements. En même temps, en plus de cette actualité morose et de cette atmosphère d’incertitude générale qui plane, les adolescents ne cessent de chercher à mieux se comprendre : Qu’est-ce que la mort, qu’est-ce que la vie ? Qui sont-ils, eux-mêmes dans leurs relations au monde, aux autres, aux autres traditions religieuses, à eux-mêmes, et éventuellement dans leur relation à Dieu ?


Introduction

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Toutes ces crises à répétitions, toutes ces questions sociétales qui ont été travaillées (entre autres) dans le cadre de l’éducation religieuse, engendrent chez les élèves une multitude d’interrogations, toujours plus profondes, sur leur existence et le sens de leur vie en société. De manière directe ou indirecte, selon un mode explicite ou implicite, un foisonnement de questionnements existentiels émergent alors dans leur tête : « Comment exprimer mon être profond et comment comprendre mon expérience de l’altérité (visà-vis de l’autre, des autres traditions et, éventuellement, de la transcendance) ? » ; « Si je crois en Dieu, comment permet-il le mal et la souffrance ? » ; « Quel avenir pour moi et pour l’humanité sur cette planète où les conditions de vie semblent de plus en plus hostiles ? » ; « Quelle expérience spirituelle ou religieuse m’aidera ou me sauvera en cette période trouble ? » ; « Suivant quel(s) précepte(s) agir en ce monde où l’insécurité semble grandissante ? ». En réponse à toutes ces questions existentielles et à ces « préoccupations ultimes » (Paul Tillich)1, les hommes et les femmes2 de tout temps, de toutes cultures et de toutes religions ont rassemblé des réponses qui se trouvent trop souvent « figées » dans le trésor de leur tradition. En « décongelant » (Bert Roebben)3, en « ravivant » ces traditions figées, en les « recontextualisant » par le dialogue (Lieven Boeve)4, nous pensons non seulement que les jeunes ont le droit de travailler ces questions avec leurs condisciples de classe dans un cadre sûr et apaisé, mais qu’il est aussi opportun de les aider, en ces temps incertains, à formuler leurs propres réponses grâce à ces trésors enfouis qui ne demandent qu’à être mis au jour afin d’être à nouveau porteurs de sens dans notre société post-moderne. Avant de délimiter plus précisément notre sujet d’investigation (objet d’étude, méthodologie employée, problématique, question de recherche, hypothèse et objectifs escomptés), dans cette première partie de notre travail plutôt contextuelle (composée de cinq chapitres), nous tracerons le cadre global dans lequel s’inscrit ce projet en nous appuyant sur un dossier de textes que nous avons constitué pour cette occasion (1. L’éducation religieuse : état de la question). Les premiers pas de notre enquête nous mèneront donc vers les étapes suivantes : 1

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Paul Tillich, Théologie systématique. Introduction. Première partie. Raison et Révélation, traduction d’André Gounelle en collaboration avec Mireille Hébert et Claude Conedera (Œuvres de Paul Tillich), Paris/Genève/Québec, Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2000, p. 28–29. Même si nous ne suivrons pas dans ce travail toutes les règles de l’écriture inclusive, nous sommes bien conscient de l’importance de l’enjeu de l’égalité entre les hommes et les femmes ; c’est la raison pour laquelle nous indiquerons de temps à autre une formulation inclusive. Bert Roebben, Theology Made in Dignity : On the Precarious Role of Theology in Religious Education (Louvain Theological and Pastoral Monographs, 44), Leuven, Peeters, 2016, p. 35. Lieven Boeve, God interrupts History. Theology in a Time of Upheaval, New York/London, Continuum, 2007, p. 3.


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Introduction

– 1°) Un descriptif général du contexte sociologique européen et une recension des demandes d’organisations publiques ou chrétiennes concernant la dimension religieuse dans l’éducation interculturelle des jeunes (1.1. Présentation du contexte). – 2°) Un long exposé des motifs pour lesquels il est plus que jamais nécessaire de s’employer aujourd’hui encore dans ce champ éducatif religieux et dialogal, que l’on se place dans une perspective pédagogique « neutre » ou confessionnelle (1.2. Les enjeux actuels de l’éducation religieuse). – 3°) Une brève présentation de la manière dont nous comprenons le sens spécifique de l’éducation religieuse dans l’environnement scolaire actuel (1.3. Une conception engagée de l’éducation religieuse). – 4°) L’explication d’une option prise à propos des différents modèles d’éducation religieuse qui se sont succédé depuis les années 1990, en raison des buts de notre recherche et de l’épistémologie qui y est associée (1.4. L’éducation religieuse en post-modernité : méthodes, finalités et épistémologie). Ces différentes composantes délimiteront le contour général de notre étude dont le sujet sera très précisément explicité dans le chapitre 5 (1.5. Élaboration du cadre de recherche). Entamons donc sans plus attendre la première partie de cette investigation avec la présentation de l’état de la question.


L’éducation religieuse : état de la question

1. L’éducation religieuse : état de la question 1.1 Présentation du contexte Le contexte sociétal et religieux de l’Europe occidentale a bien évolué depuis ces vingt dernières années. Alors que certains annonçaient une sécularisation complète de notre société, nous nous trouvons actuellement devant un contexte très différent, marqué par les processus de détraditionalisation, d’individualisation et de pluralisation. Après avoir revisité ces concepts sociologiques avec le théologien flamand Lieven Boeve, nous explorerons quelques textes juridiques récents de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et du Conseil de l’Europe redéfinissant la place de la dimension religieuse dans l’éducation interculturelle. 1.1.1 Détraditionalisation, individualisation et pluralisation En 2007, dans le premier chapitre de son livre God interrupts History5, le théologien catholique flamand Lieven Boeve analysait la situation religieuse en Europe qu’il qualifiait de « post-laïque » et de « post-chrétienne ». S’appuyant sur des études en sociologie de la religion, son éclairage s’avère particulièrement intéressant afin d’analyser et de mieux comprendre le paysage religieux post-moderne de l’Europe occidentale caractérisé par les processus de détraditionalisation, d’individualisation et de pluralisation. La description que nous ferons ci-dessous nous permettra par la suite de mieux saisir les enjeux et la pertinence d’une éducation religieuse aujourd’hui. Un premier élément important dans la présentation du théologien de la KU Leuven est le fait qu’il remette en cause la notion de sécularisation pour décrire la situation religieuse actuelle. En effet, s’il ne conteste pas le fait que les églises continuent de se vider et que les fidèles sont toujours moins nombreux, il constate par ailleurs que le phénomène religieux perdure autrement, notamment dans la quête spirituelle de nos contemporains. Ainsi, le mythe de la sécularisation qui chasserait, exclurait et mettrait fin à la religion dans la culture et la société moderne s’est effondré. Contrairement à la « théorie de la somme nulle » selon laquelle « plus il y a de religion, moins il y a de modernité », et son corollaire immédiat selon lequel « plus il y a de modernité, moins il y a de religion », nous évoluons vers une société où le rôle de la religion n’a pas disparu, les individus continuant à construire eux-mêmes leur identité religieuse à partir des fragments d’anciennes et de 5

Ibid., p. 13–29.


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L’éducation religieuse : état de la question

nouvelles religions/spiritualités. Pour le théologien des Flandres, les faits prouvent que l’Europe de ce début de XXIe siècle est post-laïque : la sécularisation n’a pas mené à une disparition de la religion mais à une transformation de celle-ci, la tradition chrétienne ayant perdu son monopole incontesté. Parallèlement, le phénomène du « Believing without Belonging » a pris une ampleur grandissante dans nos sociétés. Cependant, Lieven Boeve s’interroge à nouveau : cette expression est-elle la plus appropriée pour décrire ces chrétiens qui se sont détachés de l’Église catholique, souvent en raison de ses positions morales trop conservatrices, de son cléricalisme ou de ses expressions liturgiques incomprises ? L’actuel directeur de l’enseignement catholique flamand indique que cette vague religiosité, souvent plus large que la religion chrétienne, doit à présent être distinguée de celle-ci. Après tout, le « croire sans appartenance » s’applique surtout à une quête de spiritualité, où chaque individu tente d’apporter ses propres réponses aux questions de sens ultime qui l’assaillent, ces réponses n’étant pas forcément puisées aux sources de la tradition chrétienne. Pour toutes ces raisons, Lieven Boeve suggère plutôt d’employer l’expression de « post-chrétien » afin de caractériser ce groupe de personnes au sein du paysage religieux, complexe et varié, que nous connaissons. Toujours selon le directeur de l’enseignement catholique flamand, cette société « post-laïque » et « post-chrétienne » a vu le jour sous l’influence de trois processus descriptifs (et non normatifs) : la détraditionalisation, l’individualisation et la pluralisation. En effet, nous avons vu que la religion dans le cadre actuel n’avait pas disparu mais s’était transformée : si la « religiosité » et la recherche de sens demeurent chez nos contemporains, c’est le rapport aux institutions qui a souffert le plus fortement de ces mutations. Plus largement, cette crise des institutions se reflète aujourd’hui dans la détraditionalisation de notre société, c’est-à-dire dans l’interruption de la transmission automatique de la tradition d’une génération à la suivante. Construisant eux-mêmes leur identité de manière réflexive, les personnes ne se conforment plus systématiquement aux choix « idéologiques »6 des générations qui les ont précédées. Remettant en question chacun de ces choix, les individus prennent conscience des autres possibilités (« Il aurait pu en être autrement ») et de leur capacité à décider eux-mêmes du sens qu’ils veulent donner à leur existence : la catégorie de l’individualisation où les choix des individus sont premiers désigne cette nouvelle formation de l’identité. Enfin, les phénomènes de migration et les voyages ont favorisé non seulement l’émergence de la pluralité religieuse et philosophique mais aussi une prise de conscience de celle-ci. À cette pluralité externe de traditions religieuses et de philosophies de vie s’est ajoutée une pluralité interne de chacun de ces 6

Nous concevons l’idéologie comme un système cohérent et prédéfini d’idées, de croyances propres à un groupe d’individus, dans une époque ou une société données.


Présentation du contexte

Présentation du contexte

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mouvements rendant le paysage religieux actuel de plus en plus pluriculturel et pluri-religieux : nous assistons ainsi à la pluralisation de nos sociétés. À l’aide de deux schémas très éclairants (que nous avons traduits en français et légèrement adaptés ci-dessous), Lieven Boeve nous fait comprendre l’évolution du contexte religieux européen, de la modernité vers la post-modernité : alors que le premier schéma place les différents groupes les uns après les autres sur une ligne continue allant des chrétiens pratiquants7 aux humanistes athées, le second représente les différents groupes religieux en interaction dans un champ religieux pluriel, l’athéisme n’étant plus qu’une position parmi d’autres8 (voir Figure 1).

Chrétiens pratiquants Chrétiens allant parfois à l’église

Chrétiens

Chrétiens n’allant presque jamais à l’église Chrétiens non pratiquants

Indifférents

Humanistes athées

Agnostiques

Wiccans

Athées

Hindous

Bouddhistes Juifs Post-chrétiens

Musulmans

Athées

Figure 1 : L’évolution du contexte religieux européen selon Lieven Boeve.

Ainsi, pour construire leur identité, nos contemporains – et les jeunes en particulier – se retrouvent dans un espace dynamique avec des positions philosophiques et religieuses en constante interaction. Cette situation est susceptible d’entraîner deux réactions opposées : ou bien une tendance à la confrontation et au repli sur soi, lorsque les individus 7 8

Nous comprenons ce terme de « chrétiens pratiquants » au sens de « personnes allant à l’église ». Dans le second schéma présenté, apparaît le terme « wiccans » : ce mot désigne les adeptes d’un mouvement religieux « néo-paganiste » proche des « cultes à mystères ». Dans la plupart des cas, ces hommes et ces femmes pratiquent des rituels magiques, adorent la nature, les arbres, les éléments (connexion forte avec la faune et la flore), et sont particulièrement sensibles aux énergies.


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L’éducation religieuse : état de la question

ne parviennent pas à gérer cette difficile réflexivité (position de retour à la tradition), ou bien une tendance à l’échange mutuel et à l’ouverture, avec le risque de relativiser les différentes traditions religieuses (« tout se vaut »). Une autre option s’offre également à nos contemporains, celle de recontextualiser leur tradition, en s’ouvrant à la réflexivité, tout en redécouvrant la spécificité de leur propre tradition dans la société multireligieuse (recontextualisation). En tout cas, cet apport du théologien de la KU Leuven nous fait prendre conscience d’emblée que la position neutre n’existe plus : nous sommes directement impliqués dans un réseau complexe de positions religieuses en interaction. De plus, le choix des individus prime désormais, ces derniers n’acceptant plus automatiquement les cadres idéologiques préétablis. La pluralité constitue donc un point de départ incontournable dans cette société « post-laïque » et « post-chrétienne ». 1.1.2 « La dimension religieuse de l’éducation interculturelle » Cette capacité des différentes cultures et religions à enrichir les jeunes et la société a été officiellement reconnue, depuis une quinzaine d’années maintenant, par des organisations supranationales telles que l’OSCE et le Conseil de l’Europe. En effet, suite aux attentats du 11 septembre 2001, suite aux mouvements migratoires et à la mondialisation grandissante (internet ayant joué un rôle déterminant à cet égard), ces organisations se sont penchées sur les religions et les croyances dans le cadre scolaire. Elles ont mis en évidence la liberté de religion ou de (non-)croyance, tout comme la nécessité de ne pas laisser la question religieuse dans la sphère privée : avec un cadre adéquat, la place des convictions et des religions à l’école a été réaffirmée. À partir de quelques documents officiels et récents (depuis 2007)9, nous allons à présent retracer la reconnaissance et l’introduction progressive de « la dimension religieuse dans l’éducation interculturelle ». Tout d’abord, dans sa Décision n°10/07 du 30 novembre 2007, en vertu des principes de tolérance et de non-discrimination, l’OSCE a reconnu « la diversité culturelle et religieuse comme source d’enrichissement réciproque des sociétés », dans le but d’assurer la sécurité et de réduire les conflits10. Cette décision s’est appuyée sur les « Principes directeurs de Tolède concernant l’enseignement relatif aux religions et aux convictions

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Notre choix s’est porté sur les documents ci-dessous car ils constituent la bibliographie de référence de la préface du livre de Thomas Schlag, Martin Rothgangel et Martin Jäggle (éd.), Religious Education at Schools in Europe. Part 1. Central Europe, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht Unipress, 2016, p. 7–13. En raison de la renommée de cet ouvrage, nous considérons que ce choix de textes est pertinent pour entamer notre étude. OSCE, Décision n° 10/07. En ligne : https://www.osce.org/files/f/documents/5/f/29457.pdf (page consultée le 20 mars 2023).


Présentation du contexte

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dans les écoles publiques »11. La place de la sensibilisation des jeunes pour promouvoir le respect et la compréhension mutuels entre les cultures et les religions y a été réaffirmée : pour ce faire, les États ont été encouragés à développer un enseignement sur les religions et les convictions (ce dernier terme s’applique aussi aux conceptions non religieuses) faisant partie intégrante d’une éducation de qualité. Dans le respect du droit de chacun à la liberté de religion ou de conviction et afin de renforcer la cohésion sociale, cette éducation doit offrir aux jeunes non seulement les connaissances leur permettant d’élargir leurs horizons culturels, mais aussi les compétences pour mieux comprendre la diversité sociale, philosophique et religieuse. Partageant avec l’OSCE les principes de la démocratie, des droits de l’homme et de la primauté du droit dans une Europe multiculturelle, le Conseil de l’Europe s’est également penché sur cette « dimension religieuse dans l’éducation interculturelle ». Dans un manuel publié en 2007, le Conseil de l’Europe a ainsi voulu aider les écoles à valoriser la diversité religieuse et le pluralisme12. Après avoir rappelé les objectifs d’une telle éducation (tolérance, réciprocité, esprit civique) et après avoir défini quelques concepts importants, le document explore non seulement les conditions (coopération, création d’un espace « sûr » favorisant l’expression libre, distanciation, communication empathique), mais aussi les modèles pédagogiques propices à la diversité religieuse et au dialogue (approches phénoménologique, interprétative13, dialogique et contextuelle). En aucun cas, il ne s’agit de laisser les convictions et les religions en dehors de l’école ou de les reléguer dans la sphère privée : exemples à l’appui, ce texte explique qu’il s’agit plutôt de valoriser la diversité religieuse et de promouvoir le dialogue dans les établissements en vue de l’éducation à la citoyenneté démocratique. Quelques mois plus tard, en 2008, notamment sur base de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, le Livre blanc sur le dialogue interculturel14 indiquait les mêmes intentions : il rappelle, d’un côté, que la liberté de pensée (laïque, y compris), de 11

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OSCE, The Toledo Guiding Principles on Teaching about Religion or Belief in Public Schools, Warsaw, OSCE-ODIHR, 2007. Le choix de Tolède, en Espagne, est particulièrement significatif pour l’OSCE. En effet, cette ville, riche de ses échanges culturels entre chrétiens, juifs, musulmans, etc., symbolise la possibilité d’une « confluence de civilisations » en interactions. Le style architectural mudéjàr de l’église San Román de Tolède en est d’ailleurs un exemple édifiant. John Keast (éd.), Diversité religieuse et éducation interculturelle : manuel de référence à l’usage des écoles, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2007. Cette « approche interprétative » (nous reprenons ici le terme indiqué dans le document du Conseil de l’Europe) est étroitement liée à « l’anthropologie interprétative » et à « la théorie de l’herméneutique » (John Keast (éd.), Diversité religieuse et éducation interculturelle, p. 92). Conseil de l’Europe, Livre blanc sur le dialogue interculturel. « Vivre ensemble dans l’égale dignité », Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2008. Nous définissons « le dialogue interculturel » au point 1.2.4.


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croyance et de religion doit être garantie dans les espaces démocratiques, et de l’autre, que les manifestations d’expression de cette liberté doivent être strictement définies. Lancé par les Ministres des affaires étrangères du Conseil de l’Europe, ce livre blanc encourage par ailleurs les communautés religieuses à renforcer le dialogue inter- et intra-religieux afin de garantir le respect. Il exhorte aussi les représentants des diverses religions à développer chez les fidèles une connaissance et une compréhension des autres courants de pensée dans nos sociétés plurielles. Puis, le 10 décembre 2008, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe s’est mis d’accord sur une Recommandation intitulée « Dimension des religions et des convictions non religieuses dans l’éducation interculturelle »15. Celle-ci présente notamment des principes (liberté de conscience et de pensée, liberté d’avoir une religion ou de ne pas en avoir, reconnaissance de nos identités différentes, etc.) et des objectifs à poursuivre (créer des espace de dialogue favorisant la connaissance des différents aspects de la diversité religieuse, encourager la réflexion critique, les capacités d’analyse et d’interprétation de la diversité des convictions religieuses ou non, etc.). Cette Recommandation affirme clairement la nécessité de déployer des formes inclusives d’éducation religieuse. Enfin, en 2014, afin de soutenir les enseignants qui réfléchissent à la manière de mettre en œuvre cette Recommandation, la brochure Intersections16 a proposé et développé différentes approches pédagogiques. Alors que les quatre modèles du manuel édité par John Keast en 2007 étaient présents dans la Recommandation de 2008, les auteurs d’Intersections ont préféré se limiter à deux de ces modèles : les approches interprétative et dialectique. Tandis que la première encourage « une compréhension flexible des religions et des convictions non religieuses, en évitant de les placer dans un cadre préétabli et rigide », la seconde « permet d’engager un dialogue avec d’autres personnes possédant des valeurs et des idées différentes »17. Ainsi, dans cette phase introductive, avec cette description de Lieven Boeve d’une société post-chrétienne et post-laïque, et avec ces récentes demandes des instances européennes cherchant à promouvoir la dimension religieuse dans l’éducation interculturelle, nous voyons à quel point la place de la religion au sein du monde scolaire a évolué. Nous nous trouvons en effet aujourd’hui devant le grand chantier de l’éducation religieuse à l’heure de la pluralisation. Afin de donner de la consistance à notre débat et de poser 15

16 17

Conseil de l’Europe, Recommandation CM/Rec (2008) 12 adoptée par le Comité des Ministres sur la Dimension des religions et des convictions non religieuses dans l’éducation interculturelle, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2008. Nous définissons « l’éducation interculturelle » à la fin du point 1.2.3.1. Robert Jackson, Intersections – Politiques et pratiques pour l’enseignement des religions et des visions non religieuses du monde en éducation interculturelle, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2014. Ibid., p. 37.


Les enjeux actuels de l’éducation religieuse

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celui-ci sur des bases solides, nous tâcherons dans les pages qui suivent de déterminer les enjeux d’une telle éducation. 1.2 Les enjeux actuels de l’éducation religieuse Le contexte général ayant été défini, il s’agit désormais de mettre en lumière les enjeux essentiels de l’éducation religieuse en post-modernité. Au minimum, quatre aspects doivent être pris en compte dans notre réflexion : le droit des jeunes à la religion, leur accompagnement religieux, l’éducation à la citoyenneté et l’apprentissage du dialogue. Ce chapitre passera en revue chacun de ces enjeux. 1.2.1 Droit des jeunes à la religion Afin d’exposer tout d’abord les raisons pour lesquelles les enfants ont droit à la religion, nous nous référons ici aux raisonnements de Friedrich Schweitzer18, le grand spécialiste européen de ce sujet. Celui-ci puise ses arguments dans la psychologie du développement ainsi que dans plusieurs sources juridiques. Plus loin, toujours avec ce professeur de l’Université de Tübingen mais par une approche plus philosophique, nous énumérerons les avantages de l’apport religieux dans l’éducation et nous poserons aussi la question de sa place dans le cadre scolaire. Selon l’expert allemand, le développement psychologique des jeunes enfants en Europe occidentale implique que, tôt ou tard, ceux-ci poseront inévitablement des questions susceptibles de recevoir une réponse religieuse. Que les adultes le souhaitent ou non, les enfants les questionneront un jour ou l’autre sur ce qui se passe après la mort, sur les raisons pour lesquelles leurs camarades de classe prient un autre dieu (ou ne prient pas du tout), sur leur être profond ou encore sur des notions de justice et d’injustice qu’ils expérimentent au quotidien. Toutes ces questions appellent donc une réponse potentiellement religieuse. En fait, d’après le spécialiste, ce n’est pas tant la réponse des grands qui compte, mais plutôt le fait que les enfants se mettent à la recherche de réponses possibles et personnelles à travers leurs questionnements. Ainsi, d’une certaine manière, nous pourrions parler d’une « théologie des enfants »19, comme l’écrit Friedrich Schweitzer. Cette démarche requiert un accompagnement religieux des jeunes, progressif et attentif à l’évolution de leurs interpellations.

18 19

Friedrich Schweitzer, « Le droit de l’enfant à la religion. Les enfants sont-ils naturellement religieux ? », dans Jérôme Cottin et Henri Derroitte (éd.), Nouvelles avancées en psychologie et pédagogie de la religion (Pédagogie catéchétique, 34), Namur, Éditions jésuites, 2018, p. 41–54. Friedrich Schweitzer, « Le droit de l’enfant à la religion », p. 48.


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Le deuxième argument qui justifie le droit des enfants à la religion est d’ordre juridique. Plusieurs articles peuvent être invoqués ici : d’un côté, celui garantissant la liberté religieuse des enfants (art. 14 de la Déclaration des droits de l’enfant des Nations Unies en 1989) et de l’autre, ceux qui assurent le droit de l’enfant à la religion (art. 1 de la Déclaration de Genève en 1924 et art. 27.1 de la Convention des droits de l’enfant de l’ONU). Certes, ces documents juridiques ne parlent pas du droit à l’éducation religieuse, mais d’un droit de l’enfant à la religion. Cela constitue malgré tout un préalable significatif. En plus de ces deux raisons établissant le droit des jeunes à la religion, Friedrich Schweitzer a aussi identifié d’autres arguments provenant cette fois de la philosophie de l’éducation et étant de nature à justifier la place de la religion dans le processus éducatif20. Selon cette perspective, si l’on parvient à démontrer que la religion a un intérêt général pour l’enfant dans un cadre éducatif, alors celle-ci doit y trouver sa place. En plus des deux autres raisons citées plus haut, le spécialiste avance quatre nouveaux arguments en faveur de la religion dans l’éducation : sa place irremplaçable dans la vie humaine (ouverture de l’être humain à la transcendance), son influence sur la culture et l’histoire même dans les pays où il y a une séparation stricte entre l’Église et l’État, son rôle essentiel pour favoriser le vivre-ensemble dans nos sociétés multiculturelles et, enfin, ses ressources morales et éthiques pouvant servir à guider l’agir humain. Pour toutes ces raisons, les convictions religieuses ont leur place dans l’éducation, d’autant plus si elles s’accompagnent d’une distanciation critique qui passe par la découverte d’autres convictions et d’autres philosophies de vie. Enfin, une autre question se pose : cette éducation religieuse a-t-elle sa place à l’école ? Malgré les nuances qui s’imposent, notre spécialiste répond par l’affirmative en rappelant que les écoles ne peuvent négliger un aspect aussi essentiel pour la formation humaine, surtout à une époque où les familles et les institutions religieuses éprouvent de plus en plus de difficultés à répondre à ce défi. L’auteur va même plus loin : cette éducation ne devrait pas se limiter à un cours, mais devrait aussi comporter des expériences et des actions (célébrations, actions caritatives et solidaires, rencontres interreligieuses, etc.) allant au-delà d’un simple enseignement. Nous approfondirons ultérieurement cette réponse provisoire. 1.2.2 Droit des jeunes à être accompagnés À ce droit de la religion, s’ajoute également le droit pour les jeunes à être accompagnés dans leur cheminement spirituel ou religieux, dans une dynamique de croissance personnelle et communautaire : c’est ce qu’indiquent le salésien Jean-Marie Petitclerc et le jésuite Étienne Grieu, tous deux soucieux de l’éducation chrétienne des jeunes. Après 20

Friedrich Schweitzer, « Religious Education as a Task of the School », dans Martin Rothgangel, Thomas Schlag et Friedrich Schweitzer (éd.), Basics of Religious Education, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht Unipress, 2014, p. 81–93, en particulier, voir p. 82–83.


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avoir expliqué avec l’éducateur spécialisé et prêtre de Don Bosco la signification de l’accompagnement des jeunes (en particulier ceux qui sont en difficulté), nous prolongerons nos réflexions avec quelques pistes supplémentaires émises par le jésuite français21. Selon Jean-Marie Petitclerc22, le propre de l’éducateur est d’accompagner, de cheminer, de rejoindre le jeune sur sa route en trouvant une juste place (être ni trop proche, ni trop distant). Créer cette relation éducative demande du temps ainsi que des attitudes d’accueil et d’écoute nécessitant de ne pas juger l’autre sur son parcours. Au contraire, il s’agit plutôt de lui permettre d’exprimer ce qu’il ressent au plus profond de lui-même de manière à ce qu’il grandisse en communiquant. Dans une perspective d’éducation chrétienne, cet accompagnement vise une dynamique de croissance personnelle et collective : d’une part, en offrant aux jeunes de nouveaux éclairages, faire en sorte qu’ils trouvent eux-mêmes les réponses à la construction du sens de leur existence ; et d’autre part, leur permettre de découvrir la richesse issue de la différence, la réciprocité de la relation, le besoin de l’autre, et le partage. La particularité chrétienne va même, dans une dynamique fraternelle, jusqu’à mettre les exclus au centre des préoccupations du groupe et à considérer que toutes les expériences humaines ont une valeur significative. Ces constats sont globalement partagés par Étienne Grieu qui met en évidence quatre lieux, quatre domaines, où il est possible aujourd’hui de favoriser la croissance des jeunes : – Premièrement, les jeunes gagnent à être accompagnés dans leur structuration personnelle. Si l’expérimentation est devenue un passage obligé en post-modernité afin de « se construire », cela est d’autant plus vrai pour les jeunes de la « génération Z » qui ont tendance à accumuler les expériences23 afin de réajuster leur identité personnelle au fur et à mesure. Toutefois, certaines expériences s’avèrent parfois douloureuses. Aussi, accompagner les jeunes signifie créer des espaces 21

22 23

Étienne Grieu, « Construire avec les jeunes », dans Gilles Routhier et Marcel Viau (éd.), Précis de théologie pratique, 2e éd. augm. (Théologies pratiques), Bruxelles/Montréal/Ivry-sur-Seine, Lumen Vitae/Novalis/L’Atelier, 2007, p. 845–858. Les pages 851 et 852 s’avèrent particulièrement instructives pour notre propos. Jean-Marie Petitclerc, Accompagner un jeune blessé sur les chemins d’Emmaüs (Petits traités spirituels. Série III « Bonheur chrétien », 31), Nouan-le-Fuzelier, Béatitudes, 2006. Daniel Ollivier et Catherine Tanguy, Générations Y & Z. Le grand défi intergénérationnel, Louvain-la-Neuve, de Boeck Supérieur, 2017, p. 23–32. D’après ces auteurs, les jeunes de la « génération Z », nés entre 1996 et 2008, ont été confrontés depuis leur naissance à de multiples incertitudes (économiques, politiques, religieuses, climatiques, etc.), comme nous l’avons décrit dans notre introduction. En plus de vouloir accumuler les expériences, cette génération rejetterait les autorités non fondées, serait à l’aise avec l’accélération technologique et les réseaux sociaux, et voudrait avoir un impact significatif pour améliorer le monde. Notons aussi que cette dimension expérientielle est un élément-clé de la nouvelle « génération EPIC : E pour expérientielle, P pour participative, I pour image et C pour connectée » décrite par la religieuse xavière Nathalie Becquart (Nathalie Becquart, « Évangéliser la génération CO. Le défi de la synodalité », dans Lumen Vitae, 73 (2018), p. 151–159).


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de parole appropriés où des adultes crédibles pourront les écouter, les encourager à avancer pour ne pas les laisser seuls face à un désarroi parfois profond. – Deuxièmement, les jeunes sont appelés à symboliser leur quête de vie spirituelle authentique. Dans une culture où nous sommes confrontés en permanence à l’obstacle consumériste, aux exigences de la rentabilité et où tout se monnaie, un autre type de langage, plus à même d’exprimer ce qui ne rapporte pas matériellement, est urgemment nécessaire. Aider les jeunes de la nouvelle génération à s’ouvrir à ce registre plus spirituel, c’est leur permettre de tenter de mettre des mots et des images sur leurs expériences fortes de confiance, de joie et de désir. C’est aussi leur donner l’occasion de grandir humainement pour qu’ils discernent ce qui compte vraiment. – Troisièmement, les jeunes peuvent apprendre à vivre ensemble, à rencontrer l’autre, et en particulier celui qui est plus faible, plus pauvre ou tout simplement différent. Cet apprentissage ne va pas de soi dans une société marquée par le processus d’individualisation. Or, il leur faut pourtant apprendre que nous avons besoin les uns des autres pour devenir pleinement nous-mêmes. Accompagner les jeunes dans cet apprentissage favorise la cohésion sociale et la paix ; cela leur demande de développer des compétences pour vivre en relation avec d’autres personnes qui ne pensent pas de la même manière qu’eux. – Enfin, quatrièmement, les jeunes doivent être encouragés à expérimenter la solidarité et à prendre leurs responsabilités dans la société de demain. Toute personne qui a déjà œuvré pour eux sait effectivement à quel point ils sont sensibles à ce que chacun soit traité de manière égale ou équitable. Ils peuvent aussi être enclins à protester pour défendre ce qui leur semble juste. Leur attention à la justice et à la solidarité constitue un levier important pour leur apprendre à développer une conscience citoyenne. En somme, pour le dire de manière plus directe, la perspective en éducation chrétienne déployée ci-dessus souligne l’importance d’accompagner les jeunes pour leur donner l’occasion de structurer leur identité, de symboliser leur quête de vie spirituelle authentique, de rencontrer l’altérité et de vivre des expériences solidaires. Les rejoindre dans ce cheminement favorise leur insertion en tant que futurs citoyens dans une société démocratique toujours à (re-)construire. 1.2.3 Une éducation au vivre-ensemble et à la citoyenneté Qu’on se place dans une perspective chrétienne ou non, l’éducation citoyenne fait donc partie des enjeux majeurs d’une éducation religieuse en ce début de XXIe siècle. Qu’entend-on par là ? Pour répondre à cette question, malgré leur caractère répéti-


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tif les uns par rapport aux autres, nous avons consulté à nouveau les documents de l’OSCE24 et du Conseil de l’Europe25 mentionnés précédemment. Par cette relecture, nous avons cherché à déterminer les intentions, les motivations de ces instances, mais aussi le sens de l’expression « dimension religieuse dans l’éducation interculturelle » ainsi que les objectifs d’un tel apprentissage. Nous utiliserons également les éclaircissements fournis par Robert Jackson26 qui a particulièrement contribué à ce travail européen ainsi que ceux d’autres experts qui analysent les liens entre éducation religieuse et citoyenne. Finalement, nous montrerons que deux documents récents de la Congrégation pour l’éducation catholique27 s’accordent particulièrement bien avec ces dispositions. Avant d’entamer notre analyse, précisons que la plupart des textes internationaux susmentionnés se focalisent sur l’éducation religieuse dans les établissements publics, mais qu’il est possible, voire souhaitable, d’envisager une telle ouverture à la citoyenneté dans les établissements privés. 1.2.3.1 Les documents européens Le premier élément qui se dégage de ces textes prolonge ce qui vient d’être indiqué : l’intention générale du projet de l’éducation à la citoyenneté vise à aider et à accompagner les jeunes qui se retrouvent dans un contexte de pluralité convictionnelle et religieuse. En effet, une éducation religieuse ouverte à la diversité favorise le développement personnel et social des jeunes dans des sociétés démocratiques28. 24 25

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OSCE, Décision n° 10/07 et OSCE, The Toledo Guiding Principles on Teaching about Religion or Belief in Public Schools. John Keast (éd.), Diversité religieuse et éducation interculturelle : manuel de référence à l’usage des écoles ; Conseil de l’Europe, Livre blanc sur le dialogue interculturel. « Vivre ensemble dans l’égale dignité » ; Conseil de l’Europe, Recommandation CM/Rec (2008) 12 ; Robert Jackson, Intersections. Robert Jackson, « The Development and Dissemination of Council of Europe Policy on Education about Religions and non-religious Convictions », dans Journal of Beliefs and Values : Studies in Religion & Education, 35 (2014), p. 133–143 et Robert Jackson, « Signposts and the Council of Europe : Special Issue on the Contribution of “Inclusive” Religious Education to Intercultural Understanding », dans Intercultural Education, 30 (2019), p. 237–246. Congrégation pour l’éducation catholique, Éduquer au dialogue interculturel dans l’école catholique. Vivre ensemble pour une civilisation de l’amour, Rome, 28 octobre 2013. En ligne : https://www.vatican.va/roman_curia/congregations/ccatheduc/documents/rc_con_ccatheduc_ doc_20131028_dialogo-interculturale_fr.html et Congrégation pour l’éducation catholique, Éduquer à l’humanisme solidaire – Pour construire une « civilisation de l’amour ». 50 ans après l’encyclique Populorum Progressio, Rome, 16 avril 2017. En ligne : https://www.vatican. va/roman_curia/congregations/ccatheduc/documents/rc_con_ccatheduc_doc_20170416_educareumanesimo-solidale_fr.html (pages consultées le 20 mars 2023). Robert Jackson, « The Development and Dissemination of Council of Europe Policy on Education about Religions and non-religious Convictions », p. 141 et Robert Jackson, « Signposts and the Council of Europe », p. 239.


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Par ailleurs, les souhaits des jeunes concernant l’éducation à la diversité religieuse sont en phase avec la Recommandation 2008 du Conseil de l’Europe. En faisant référence à la vaste enquête REDCo29, Robert Jackson confirme non seulement cela mais il montre aussi la proximité entre les attentes de la jeunesse (coexistence pacifique au-delà des différences, découverte des autres religions, apprentissage d’une communication au sujet de questions religieuses dans un environnement de classe sûr, etc.) et les motivations du Conseil de l’Europe. De fait, le rôle de ce Conseil consiste, entre autres, à protéger les droits de l’homme, à rechercher des solutions pour lutter contre les discriminations et les problèmes sociétaux30. Ces motivations du Conseil de l’Europe reposent avant tout sur les droits de l’homme, sur les libertés fondamentales, ainsi que sur l’égale dignité de chaque être humain. Sur base d’une humanité réciproque, les citoyens sont appelés à aller au-delà de leurs différences d’identité, de morale ou de religion afin de développer des attitudes et des aptitudes de tolérance. Cette éducation au vivre-ensemble et à la citoyenneté est donc essentielle pour promouvoir l’intégration et la participation de chacun dans une société démocratique. Dès lors, pour lutter contre les stéréotypes, les préjugés, le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme et afin de promouvoir le respect, la cohésion sociale, la compréhension mutuelle et le pluralisme dans des sociétés ouvertes, le dialogue interculturel s’avère indispensable. De plus, et il s’agit là d’un élément sur lequel nous devons insister pour notre étude, les religions et les croyances (y compris non religieuses) ont leur place dans ce dialogue interculturel afin de réduire les conflits et de promouvoir la diversité sociale31. Pour cette 29

30 31

REDCo est une ample enquête européenne menée entre 2006 et 2009 dans huit pays (Allemagne, Angleterre, Estonie, Espagne, France, Norvège, Pays-Bas et Russie). De son nom complet, le projet s’intitule « Religion in Education. A Contribution to Dialogue or a Factor of Conflict in Transforming Societies of European Countries ». Les résultats de cette enquête ont été publiés dans l’ouvrage de Pille Valk, Gerdien Bertram-Troost, Markus Friederici et Céline Béraud (éd.), Teenagers’ Perspectives on the Role of Religion in their Lives, Schools and Societies. A European Quantitative Study, Münster, Waxmann Verlag, 2009. Robert Jackson, « The Development and Dissemination of Council of Europe Policy on Education about Religions and non-religious Convictions », p. 134–135. OSCE, The Toledo Guiding Principles on Teaching about Religion or Belief in Public Schools, p. 13–14, conclusion 1 (« Knowledge about religions and beliefs can reinforce appreciation of the importance of respect for everyone’s right to freedom of religion or belief, foster democratic citizenship, promote understanding of societal diversity and, at the same time, enhance social cohesion ») and conclusion 2 (« Knowledge about religions and beliefs has the valuable potential of reducing conflicts that are based on lack of understanding for other’s beliefs and of encouraging respect for their rights »), conclusion 1 (« La connaissance des religions et des croyances peut renforcer l’appréciation de l’importance du respect pour le droit de chacun à la liberté de religion ou de croyance, favoriser la citoyenneté démocratique, promouvoir la compréhension et la diversité sociétale et, simultanément, améliorer la cohésion sociale ») et conclusion 2 (« La connaissance des religions et des croyances a le précieux potentiel de réduire les conflits qui sont basés sur un manque de compréhension des croyances des autres et d’encourager le respect de leurs droits ») (traduction personnelle).


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raison, le Conseil de l’Europe a en effet conclu « qu’il était souhaitable que tous les élèves étudient les religions, dans une perspective large, qu’ils aient eux-mêmes une religion ou non, afin de lutter contre les préjugés et l’intolérance, et de promouvoir la compréhension mutuelle et la citoyenneté démocratique »32. Le lecteur attentif aura toutefois remarqué que ces textes européens n’emploient généralement pas l’appellation « éducation religieuse » (religious education) mais lui préfère des expressions telles que « la dimension religieuse du dialogue interculturel » ou « la dimension des religions dans l’éducation interculturelle »33. En effet, l’expression « religious education » est assez ambiguë parce qu’elle renvoie à des réalités très différentes en fonction des contextes et des pays où elle est utilisée : tantôt, l’expression « religious education » désigne le fait de dispenser des informations à propos (about) des religions, tantôt, elle est employée dans un contexte d’éducation à la foi, en tant que formation ou instruction religieuse. Si les instances européennes envisagent a priori cette éducation sur les religions et les convictions non religieuses dans un cadre interculturel distinct d’une éducation spécifiquement confessionnelle, toutefois, ces deux formes peuvent être pensées en complémentarité34. Pour notre part, nous clarifierons dans les deux chapitres suivants la manière dont nous comprenons « l’éducation religieuse » et nous montrerons que nous cultivons l’esprit de tolérance (au sens fort du terme) demandé par les instances européennes. Ce qui est clair, c’est que la Recommandation établit un lien étroit entre cultures et religions dans l’éducation interculturelle et qu’elle inclut les convictions non religieuses dans ce débat. Enfin, en ce qui concerne les finalités de la dimension religieuse dans l’éducation interculturelle, l’enseignement de connaissances ne suffit pas35 : le Conseil de l’Europe a donc fixé des objectifs précis ne limitant pas cette matière à l’acquisition de connaissances, 32 33 34 35

Robert Jackson, Intersections, p. 15. Robert Jackson, « The Development and Dissemination of Council of Europe Policy on Education about Religions and non-religious Convictions », p. 136. Ibid., p. 137. Ibid., p. 139 : « In relation to religions, it is not sufficient to teach about the history of religions, or about the outward phenomena of religions. Religion is not restricted to practices, artefacts, and buildings. It is also necessary to attempt to understand the meaning of religious language as used by religious people, including their beliefs and values. Such understanding requires knowledge, but it also requires certain attitudes and skills that raise self-awareness as well as awareness and understanding of the beliefs and values of others ». « En ce qui concerne les religions, ce n’est pas suffisant d’enseigner l’histoire des religions, ou le phénomène extérieur des religions. La religion ne se limite pas aux pratiques, aux actes et aux bâtiments. C’est aussi nécessaire d’essayer de comprendre la signification du langage religieux tel qu’il est utilisé par les croyants, en incluant leurs convictions et leurs valeurs. Une telle compréhension nécessite des connaissances, mais requiert aussi certaines attitudes et compétences qui permettent une prise de conscience de soi ainsi qu’une prise de conscience et une compréhension des croyances et des valeurs des autres » (traduction personnelle).


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mais incluant aussi une série de compétences à maîtriser afin que les jeunes développent une plus grande compréhension mutuelle. Ces aptitudes sont les suivantes36 : – la tolérance (au sens fort du terme37) : il s’agit non seulement de prendre conscience des différentes options de vie, mais aussi de tenter de se mettre à la place des autres afin de mieux percevoir leurs points de vue, et ainsi, mieux les comprendre ; – la réciprocité : comme la « règle d’or » le suggère, cette qualité demande d’accorder aux autres les mêmes droits que nous aimerions qu’ils nous octroient ; – l’esprit civique : la réflexivité38, la modération39 et l’ouverture aux autres caractérisent cet esprit citoyen. En définitive, le paragraphe 22 de l’exposé des motifs de la Recommandation 2008 récapitule bien les objectifs d’une telle éducation interculturelle40 : « [Elle] est là pour assurer la compréhension des diverses conceptions du monde qui se côtoient dans une société pluraliste. Elle est censée développer l’autonomie personnelle, l’esprit critique, la tolérance, l’ouverture à la diversité et le sentiment d’appartenir à l’ensemble de la communauté ; elle doit aussi favoriser une confiance qui unisse les citoyens par-delà leurs différences et désaccords moraux et religieux pour que, à l’avenir, ils puissent jouer pleinement leur rôle dans la démocratie ».

1.2.3.2 L’avis des experts Le développement qui vient d’être proposé démontre que, même si sa place est contestée dans certains pays européens, la religion devrait bien faire partie de l’apprentissage à la citoyenneté. C’est ce que nous confirme l’expertise de cinq spécialistes (Derek Heater, Martha Nussbaum, François Audigier, Siebren Miedema et Henri Derroitte) qui travaillent particulièrement ces questions liées au triptyque « éducation, religions et citoyenneté »41. Alors qu’ils partent de disciplines différentes (histoire, sciences sociales, philosophie 36 37

38 39 40 41

John Keast (éd.), Diversité religieuse et éducation interculturelle : manuel de référence à l’usage des écoles, p. 28–35. Les auteurs insistent sur une tolérance « au sens fort du terme ». Peut-être réagissaient-ils à certaines publications indiquant que la « simple » tolérance ne suffisait pas au dialogue interreligieux (voir en particulier le chapitre 1 de Dennis Gira, Au-delà de la tolérance. La rencontre des religions, Paris, Bayard, 2001). Sur base d’écrits autobiographiques de Martin Buber, Bert Roebben insiste lui aussi sur une tolérance au sens fort du terme (Bert Roebben, Theology Made in Dignity, p. 72). C’est-à-dire la réflexion critique, la prise de recul par rapport à nos propres positions religieuses ou morales. La modération consiste à savoir exprimer son identité religieuse dans certaines limites, sans heurter les autres, mais plutôt en cultivant un esprit d’échange et de partage. Conseil de l’Europe, Recommandation CM/Rec (2008) 12, p. 23. Pour cette section, nous nous inspirons, entre autres ressources, des articles suivants : Henri Derroitte, « Promotion de la citoyenneté, défense du cours de religion confessionnel. Deux objectifs conciliables dans la Fédération Wallonie-Bruxelles ? », dans Luc Collès et René Nouailhat (éd.), Croire, savoir. Quelles pédagogies européennes ?, Namur, Lumen Vitae, 2013, p. 63–74 ; Henri


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de l’éducation et éducation religieuse), nous verrons que ces cinq chercheurs admettent, voire légitiment, la place des convictions dans le champ de l’éducation à la citoyenneté. Découvrons leurs arguments. Tout d’abord, avec son cube de la citoyenneté (voir Figure 2), Derek Heater, de l’Université de Brighton, a rassemblé de manière holistique les différentes facettes de la citoyenneté42. Il montre que la citoyenneté ne se limite pas à la promotion de l’identité nationale mais qu’elle comporte trois dimensions. Il identifie en effet une série d’éléments constitutifs (aspects identitaire, moral, civil, politique et social) auxquels il ajoute un paramètre géographique décliné en quatre niveaux (mondial, continental, national et local) ainsi qu’une dimension éducative elle-même déployée en trois aspects (connaissances, attitudes civiques et compétences afin d’agir dans la vie politique). En rassemblant toutes ces facettes, il montre que la citoyenneté est une notion complexe comportant soixante (3x4x5) facettes. Puisque les appartenances convictionnelles participent aux aspects moraux et identitaires d’une personne (la foi étant susceptible d’influencer la manière de se comporter et la religion pouvant jouer un rôle important dans la construction identitaire d’une personne), nous retrouvons déjà la place des religions au cœur des questions citoyennes. Avec une approche plus philosophique, Martha Nussbaum encourage quant à elle le déploiement des « capabilités » de chacun pour favoriser la création d’un monde plus juste et plus démocratique43. Son approche par « capabilités » vise à rendre chaque jeune capable de développer tout ce qu’il est capable d’être et de faire. Cela nécessite de combiner ses capacités spécifiques avec un environnement social, économique et politique propice à son développement. Selon la philosophe américaine, la croissance en « capabilités » favoriserait la coopération et la démocratie dans nos sociétés futures. Pour y parvenir, elle défend le point de vue que chacun doit se sentir concerné par autrui, en particulier si celui-ci ou celle-ci appartient à une culture ou à une religion différente. Un autre spécialiste, François Audigier, professeur en sciences sociales à l’Université de Genève, avance des explications claires pour comprendre précisément la notion d’éducation à la citoyenneté : selon lui, cette discipline consiste avant tout à apprendre aux jeunes à choisir de manière éclairée, à hiérarchiser des valeurs, et à leur donner les clefs

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Derroitte, « Cours de religion et citoyenneté en Belgique », dans Revue théologique de Louvain, 44 (2013), p. 539–559. Derek Heater, Citizenship. The Civic Ideal in World History, Politics and Education, London/New York, Longman, 1990. Pour le cube de citoyenneté, voir p. 319 en particulier. Voir aussi la troisième édition d’où est extraite l’illustration : Derek Heater, Citizenship. The Civic Ideal in World History, Politics and Education, 3e éd., Manchester/New York, Manchester University Press, 2004, p. 326. Martha Nussbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ? (Climats), Paris, Flammarion, 2012 ; Martha Nussbaum, Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle ? (Climats), Paris, Flammarion, 2011 (voir en particulier le chapitre 1 de ce livre).


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L’éducation religieuse : état de la question

Figure 2 : Le cube de citoyenneté selon Derek Heater.

pour qu’ils soient capables de justifier leurs positionnements44. L’enjeu est de permettre aux adolescents d’accéder aux débats publics en leur donnant des informations structurées pour qu’ils soient en mesure de débattre avec justesse et d’intervenir dans les dilemmes quotidiens auxquels ils sont confrontés. Dans le cadre d’une société marquée par les processus de détraditionalisation, d’individualisation et de pluralisation, on voit difficilement comment exclure la dimension religieuse de ces débats. Poursuivons notre tour d’horizon en recueillant cette fois l’avis d’un chercheur en éducation religieuse à l’Université d’Amsterdam, Siebren Miedema. Selon lui, les convictions religieuses conservent un impact considérable dans nos sociétés post-modernes. Ce professeur émérite considère aussi que l’école est le lieu par excellence où les jeunes peuvent se rencontrer, échanger et développer leur identité religieuse en se confrontant à d’autres points de vue. Aussi, l’éducation à la citoyenneté religieuse devrait se baser sur « la formation à l’identité des élèves au travers de processus qui requièrent d’eux qu’ils négocient avec les perspectives des “autres” et qu’ils intègrent de telles perceptions dans leurs propres actions et leurs réflexions »45. À nouveau, la citoyenneté religieuse est encouragée et est appelée à être développée par la rencontre et le dialogue avec autrui. 44 45

François Audigier, « L’éducation à la citoyenneté dans ses contradictions », dans Revue internationale d’éducation de Sèvres, 44 (2007), p. 25–34. Siebren Miedema et Gerdien Bertham-Troost, « Democratic Citizenship and Religious Education », dans British Journal of Religious Education, 30 (2008), p. 123–132, ici, p. 130.


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Enfin, un article d’Henri Derroitte présente de nombreux arguments justifiant la possibilité, l’intérêt et même la nécessité de réunir éducation religieuse et citoyenne. Le spécialiste du cours de religion catholique en Belgique francophone souhaite que l’on pense « l’éducation citoyenne non pas contre les religions, ni sans elles » mais « en leur donnant un cadre strict et en leur demandant d’y souscrire et d’y mettre le meilleur de leur motivation et de leur esprit civique »46. Pour ce faire, il invoque trois conditions pour que les religions participent à l’éducation citoyenne : qu’elles soient particulièrement attentives à la réflexivité, à la modération et à l’utilisation d’un langage clair et compréhensible. Nous le constatons donc aisément, les avis de ces experts issus de diverses disciplines concordent et corroborent l’insertion de la dimension religieuse dans l’éducation citoyenne. En posant un cadre strict et en respectant les finalités de la dimension religieuse dans l’éducation interculturelle (tolérance, réciprocité, esprit civique), le triptyque « citoyenneté, éducation, religions » devient donc un espace stimulant, voire indispensable, pour envisager l’avenir de nos sociétés démocratiques. 1.2.3.3 Deux textes de la Congrégation pour l’éducation catholique Cette constatation est également partagée par la Congrégation pour l’éducation catholique qui est l’une des neuf congrégations de la Curie romaine, celle qui s’occupe des instituts d’études et des écoles catholiques. Cette institution publie régulièrement des textes sur des principes éducatifs chrétiens dans la lignée de Gravissium educationis, la Déclaration sur l’éducation chrétienne du Concile Vatican II (28 octobre 1965). Deux de ses textes, datant de 2013 et de 2017, méritent un rapide détour car ils s’insèrent particulièrement dans cette dynamique de l’éducation interculturelle : il s’agit d’Éduquer au dialogue interculturel à l’école catholique (EDIEC) et d’Éduquer à l’humanisme solidaire (EHS)47. Reposant sur la notion d’« être humain » dans toutes ses dimensions (psychologique, culturelle, spirituelle) et sur sa dignité transcendante (EHS 15 et EDIEC 46), la conception de la Congrégation consiste avant tout à valoriser le rôle des religions qui doivent être au service d’une coexistence pacifique des peuples au sein d’une société plurielle. Si l’on reconnaît spécifiquement chaque individu comme un véritable interlocuteur et si l’on introduit les jeunes au contenu des différentes religions (dont le christianisme), il est possible

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Henri Derroitte, « Cours de religion et citoyenneté en Belgique », ici, p. 545. À ces deux textes, rajoutons le récent document suivant, en particulier pour ses paragraphes 27 à 30 consacrés à l’éducation au dialogue dans un contexte de diversité : Congrégation pour l’éducation catholique, L’identité de l’école catholique pour une culture du dialogue, Rome, 25 janvier 2022. En ligne : https://www.vatican.va/roman_curia/congregations/ccatheduc/documents/ rc_con_ccatheduc_doc_20220125_istruzione-identita-scuola-cattolica_fr.html (page consultée le 26 juin 2023).


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